J’aime bien m’installer sur le morceau de terrasse situé devant ma porte d’entrée et lire ou écrire, tout en regardant qui passe dans l’allée, à une vingtaine de mètres de moi, comme une digne concierge que je suis peut-être devenu. Parfois, c’est la police municipale qui effectue une ronde et je leur fais un signe de la main. De là, j’aperçois aussi un petit bout de mer et je goûte la douceur du soir.
Ce soir, on est samedi, il est environ 19 h 30. Ils sont deux à tondre ou à tailler leurs haies. L’un en face et l’autre sur ma gauche. Ce n’est pas très original. Pas un drame non plus : on s’y fait. Mais à 19 h 50, lorsque tous deux s’arrêtent, la différence est notable. Une sensation de calme et de repos s’impose. On distingue enfin les détails : le ressac des vagues plus bas au niveau de la plage, les cris des oiseaux, le vent dans les feuillages. D’autres détails plus ténus, plus précis, de ceux que l’on ne perçoit qu’avec l’expérience de plusieurs années de vie à la campagne. Dans un arbre qui surplombe l’allée vers la gauche, des battements d’ailes vigoureux : deux tourtereaux se battent en se poursuivant de branches en branches. Vu la durée de leur lutte, ils doivent être en train de se massacrer mutuellement. Une autre tondeuse s’est remise en marche, plus loin vers la droite. Deux guêpes bourdonnent de fleurs en fleurs. Un oiseau que je ne sais pas identifier émet en volant non loin une sorte de plainte étonnamment humaine. Par moments, on distingue une sorte de scie électrique. Lorsque son niveau sonore augmente, on n’entend plus la mer. A 20 h 45, elle n’a pas encore cessé son œuvre.
« On aurait aimé avoir quelques jours pour nous »
Il y a deux ou trois jours, quelqu’un m’a dit que la saison approche, que les vacanciers ne vont pas tarder à arriver, et comme il a fait mauvais, on n’aura pas eu le temps de profiter nous-mêmes de la nature. On les apprécie pourtant, les vacanciers, me précisait-il, mais on aurait aimé avoir quelques jours pour nous avant de partager avec eux ces beaux endroits où nous vivons.
Tout à l’heure, je suis allé jeter un coup d’oeil en direction de la gauche pour voir qui tondait sa pelouse à cette heure. Un jeune homme d’une trentaine d’années fait des ronds avec une autoportée. Il semble y prendre du plaisir. Je ne l’ai jamais vu : normal, c’est une maison qui est louée en général à la semaine – et cher à ce qu’on m’a dit -, à des familles de vacanciers. Elle ne sert qu’à cela : rapporter de l’argent pour éponger ce qu’a dû coûter son achat. C’est un investissement. La pelouse aussi, bien sûr. Ce n’est pas de l’herbe telle qu’elle pousse naturellement, avec ses fleurs et ses brins d’orge qui brillent au soleil : c’est de la « pelouse » qu’ils ont plantée et qu’il faut entretenir régulièrement. J’ignore ce qu’en pensent les vers de terre, les hérissons, les insectes divers qui vivaient là avant qu’on plante cette pelouse. Une belle pelouse attire les clients, elle fait fructifier l’investissement. Heidegger aurait parlé de « rationalisation » de cette terre.
J’ai ralenti le pas pour observer ce jeune homme inconnu. Ses ronds se rapprochent de moi, mais il ne lui vient pas à l’idée de me saluer. Rentabiliser une terre est une chose, entretenir des liens de voisinage, ou même être simplement civique et respecter les horaires pour les bruits mécaniques en est une autre. Il n’y a pas de temps à perdre. Peut-être des clients sont-ils attendus demain matin : il faut bien que la pelouse soit aussi impeccable que le premier plan de l’Annonciation de Leonard de Vinci, dont chaque brin d’herbe est représenté individuellement.
A un moment, le jeune homme semble craindre que le jet d’herbe émis par son autoportée ne m’atteigne et il fait un geste bizarre, comme pour la retenir. J’existe quelque part dans son cerveau, un peu comme ces gens qui disent à leur chien de ne pas embêter le monsieur, mais vous évitent soigneusement du regard. Oui, cela sent un peu l’arrivée de l’été, où l’on se croise en s’ignorant, comme cela se pratique dans les grandes villes. Evidemment, je n’ai pas eu l’intention de lui adresser la parole, de lui faire remarquer qu’il est interdit de tondre à cette heure-là un samedi. Mes mauvaises expériences passées m’en dissuadent. Il appartient à une bourgeoisie « moyenne » dont les membres sont les principaux amateurs d’autoportées.
Le désir de ressembler à la catégorie immédiatement supérieure
Les membres de la « grande » bourgeoisie ont opté depuis plusieurs années déjà pour des robots élégants et presque silencieux. Quant aux « petits-bourgeois », eh bien ils poussent encore leur tondeuse, à moins que dans leur désir bien identifié par le sociologue Pierre Bourdieu de ressembler à la sous-catégorie immédiatement supérieure à la leur, ils se soient endettés pour acheter à crédit l’autoportée qu’ils convoitaient et dont la valeur ludique est indéniable.
A la longue, on apprend à repérer les traits sociologiques de ceux qui partagent leur vie entre une grande ville et et notre belle commune. Les grands bourgeois sont faciles d’accès dès lors qu’on maîtrise un minimum les codes de leur classe sociale. Ils se veulent souvent anticonformistes, jouisseurs, et cherchent à entretenir de bonnes relations avec les gens du cru, c’est-à-dire nous.
Avec les moyens-bourgeois, c’est un peu moins facile, mais ils ont ce trait récurrent des bourgeois de vouloir toujours sauver les apparences : ils sont d’une politesse extrême, une politesse hypocrite, cela va de soi, mais qui rend les choses plus faciles. Par exemple, durant le premier confinement en 2020, une maison très proche de la mienne était occupée par 5 étudiants de classes prépa scientifiques. Dans la journée, ils suivaient leurs cours à distance, très calmement. Puis, vers 17 heures, ils commençaient à s’agiter. Leur jeu favori : les concours de rots ! Un jour, je décide que cela suffit, et je m’avance vers leur clôture façon « Il était une fois dans l’Ouest ». Ils ne semblent pas avoir remarqué mon approche, mais lorsque l’arrive à deux mètres, une voix très urbaine prend les devants sans que je distingue encore son propriétaire : « On fait trop de bruit, c’est cela, Monsieur ? » Je n’ai que le temps d’opiner et la voix m’assure : « Ne vous inquiétez pas, on va arrêter. On s’excuse Monsieur. » Un autre voisin de la même génération, chevauchant une autoportée un dimanche vers 13 ou 14 heures, a réagi exactement de la même façon, se confondant en excuses.
Le principe républicain de l’égalité
Quand on prend les choses plus largement, on constate deux choses que je vous livre en conclusion :
Plus on a de « moyens », comme disent certains de mes amis moins bien lotis qu’eux, plus on se croit facilement au-dessus des lois.
Quand l’argent devient une valeur dominante, sa domination, précisément, tend à s’exercer aux dépens du civisme qui, comme la loi, a pour objectif de protéger les plus faibles, économiquement s’entend, et de favoriser un vivre-ensemble basé sur le principe républicain de l’égalité.
Bravo Gérard , ta vision des comportements me semble absolument parfaite .
Une méthode interessante avec de multiples avantages qui vont de l’économie de ses forces à celle de son budget en passage par la préservation de la bio diversité :
La tonte différenciée :
https://www.youtube.com/watch?v=2jJjHWIeVMQ
J’ai aussi un voisin épisodique qui vient tondre sa pelouse et ses haies le dimanche. Il est très sympathique au demeurant mais il semble ignorer, s’abstraire ou oublier les règles de base de la vie en société. J’ai failli m’en offusquer plusieurs fois mais bon, je suis retraité, pour moi tous les jours c’est dimanche et lui n’a sans doute pas le choix. J’ai aussi les mytiliculteurs qui travaillent non loin (pas en ce moment, ça va sans dire) a toute heure du jour et de la nuit, et bien sûr même le dimanche. J’ai failli leur reprocher plusieurs fois mais bon, je suis retraité, pour moi c’est tous les jours dimanche et ils n’ont sans doute pas le choix.
J’ai fait le choix de profiter de ma retraite ici et je ne l’ai pas regretté un instant.
Pourtant, une personne sur trois que je croise a voté pour le rn, ici, dans notre havre de paix à peine troublé par quelques bruits de voisinage.
N’y voyons aucun rapport.