Comme elle va .6

par C. Dhebe

L’espèce animale la plus dangereuse a quitté nos campagnes pour vivre en ville. Le plaisir de tuer ne nous a jamais quitté.

Ce jour, les camarades présents écoutent sagement le Président de notre fédération qui termine d’expliquer les raisons de cette assemblée extraordinaire. Ni décision, ni vote ne sont prévus, mais demain, dimanche, c’est le début de l’automne : la chasse et la messe sont ouvertes.

« Notre loisir est aussi une passion ». C’est en ces termes solennels qu’il débute un monologue long mais loin d’être ennuyeux. Il sait parler et trouver les mots qui nous confortent dans notre choix de vie et notre loisir commun. Il prend pour exemple les moines de Saint Gildas qui, au Moyen-Âge, se réveillaient au son du cor pour partir chasser et tuer du vivant. Un signe de croix sur leur poitrine en sueur et la lame du couteau tranche la gorge de l’animal. Une fusion quasi spirituelle. « Si la Révolution a supprimé ce privilège, la tradition a su reprendre ses droits », dit-il. Depuis, nous avons obtenu de participer « à la mise en valeur du patrimoine cynégétique ». Nous sommes devenus les principaux acteurs pour la protection et la gestion de la faune sauvage. Il poursuit par la lecture de notre charte de bonne conduite que nous reprenons tous en chœur comme une profession de foi : « les écolos c’est nous … ne pas compromettre la viabilité des espèces… ne pas avoir d’effets négatifs sur les… ne pas causer de souffrances inutiles… prendre en compte les différents usagers de la nature etc.»  J’en oublie.Les quelques femmes présentes ne sont pas les plus discrètes. Leurs voix cristallines transforment notre communauté en chorale.

Applaudissements.

Le Président est mon ami. On se connaît depuis l’enfance. Il ne sait pas encore que je vais rendre ma carte. Les bois, les taillis, les friches et les marais étaient des lieux de prédilection pour le braconnage. On bravait  l’interdit comme on croquait dans l’hostie. Mon père, ce passionné, nous a tirés tous les deux dans les broussailles et la boue dès notre plus jeune âge. J’étais, pour mon père, à la fois fille et garçon, l’enfant mâle toujours espéré jamais arrivé. Un regret qu’il a traîné toute sa vie comme le cadavre d’un nuisible. Mais j’étais aussi sa joie et sa lumière toujours volontaire pour une partie de campagne.

Nous sommes sept femmes chasseresses au sein de la fédération. Notre minorité, plutôt stable, est tolérée. C’est comme dans l’armée. On s’arrange pour ne plus faire de différence entre les deux sexes. Mais tout n’est pas rose. Si parmi nos camarades il existe des gentlemen, nous devons aussi côtoyer des porcs, des viandards et des cervelles de coq qui pensent « avec leur bite ». J’ose le dire. Parfois notre humour entre filles réduit le mâle à sa plus simple expression.

Passionnée de chasse, responsable au sein de la fédération, et engagée politiquement comme militante locale avec « La République En Marche », je revendique depuis toujours une pensée réformiste. Pas à gauche, ni à droite. Le « cul entre deux chaises » prétendent les frondeurs. Que nenni, la réalité politique est un mouvement continu qui ne peut se réduire à une position, aussi inconfortable soit-elle. Parfois elle dépasse nos convictions personnelles. J’ai dû choisir et décider de ma façon de vivre lorsque  le Conseil d’Etat a validé la chasse à la glu. J’ai vécu cette annonce comme une révélation : plus, toujours plus,  égale trop. Cette pratique consiste à capturer des oiseaux à l’aide de baguettes en bois enduites de glu et dissimulées dans la végétation. Les chasseurs viennent ensuite décoller ceux pris au piège et les nettoyer à l’aide d’un solvant. Certains restent collés et meurent d’épuisement. Les autres sont placés dans des petites cages pour attirer leurs congénères qui seront tirés comme des pipes à la fête foraine. Ce procédé me donne la nausée. Maintenant et après toutes ces années passion, je ne veux plus chasser. Peut-être lassée d’interrompre le vivant, peut-être fatiguée de la mort inutile.

Notre ville a son fleuve tranquille, ses ponts et un vieux centre avec des rues piétonnes comme on les aime. Une histoire présente qui s’impose toujours aux nouveautés contemporaines. Les notables, communauté à laquelle j’appartiens, incarnent parfaitement cette capacité à fréquenter des  « chapeaux melons » et « bottes de cuir », entre classe et vulgarité. La chasse et les chasseurs sont aussi composés de ce mélange insaisissable. Et personne n’oserait séparer un petit pois du reste de la macédoine. Nous sommes l’esprit de ce territoire qui vacille entre le rural et l’urbain. La tradition, je dois le reconnaître, l’emporte parfois sur la raison. Le directeur de notre dernière campagne électorale, aussi fervent chasseur, entretenait comme nous cet atavisme primitif qui se transmet d’une génération à l’autre. Son erreur fut de réintroduire implicitement un droit de cuissage archaïque. Son comportement sexiste a été dénoncé puis condamné par l’association. Le mur de la vague « me too » l’a emporté mais elle a aussi failli ruiner tous nos efforts pour valoriser notre image sans cesse défigurée par les « anti-chasse ».

Mon ami et Président termine son oraison joyeuse en vantant l’édifice de notre corporation : « …bien que nous totalisions à peine  2% de la population, notre groupe « Chasse » à l’Assemblée nationale est le plus puissant, loin devant les autres. 120 élus sont parmi nos membres contre 60 au droit de l’enfance ». Une fierté saisit nos corps, des mains se frôlent, des regards complices se croisent. Puis, comme le ferait un candidat à sa propre succession, il termine son discours par une pensée positive. De fait, dit-il, « les lois et les arrêtés qui encadrent la chasse vont tous dans le bon sens ». 

Applaudissements.

L’ambiance d’une camaraderie est séduisante. Le groupe réuni pour une cause, militante ou sportive, crée un sentiment de confort intellectuel et nous autorise des idées que seul on n’oserait pas proposer. Il est une certitude même si chacun a le droit de penser ce qu’il pense et de l’exprimer. Ils comprendront mon choix. Ils ne soupçonneront pas un mépris de ma part. Ils accepteront que ce loisir soit remplacé par un autre. C’est décidé. Je vais reprendre mon sport de jeunesse préféré, le biathlon. Il combine la technicité, l’endurance et l’adresse, mais sans tuer. J’ai pris sur moi car on ne délaisse pas facilement la matière qui nous a modelé. Je dois, comme un fumeur qui décide de s’arrêter, oublier l’idée que tuer du vivant est toujours plus jouissif qu’une cible inerte.

Le pot de l’amitié et la remise des cartes sont un rituel de clôture qui unit et rassure tout le monde. C’est maintenant, un verre à la main, que je vais déclarer ne pas renouveler mon adhésion. J’imagine cet instant triste et nécessaire. Je ne sais pas quelle sera la réaction de mon ami et Président. Je sais que les « chasseresses », soudées par une passion commune, seront les premières à regretter mon choix et peut-être les premières à me tourner le dos. Les hommes comprendront que mon statut de femme est aussi celui de la faiblesse : « Le sexe à trou maîtrise difficilement ses émotions ». J’ai toujours occulté ce genre de propos. Ma passion, une passion presque amoureuse, voilait les parties obscures de ce loisir pour ne voir que le bon côté des choses. Ces nombreuses réflexions et certains gestes obscènes ont fini toutefois par marquer et blesser mon intimité sans que j’y prenne garde.

Je n’ai pas cherché à les convaincre, j’ai expliqué ma lassitude, j’ai énuméré les contradictions lourdes de conséquences, l’inutilité, l’absurdité, dénoncé l’adieu à la raison d’une tradition devenue obsolète. Ils ont boudé mes propos. Le pot de l’amitié fut pour eux l’occasion d’une mise à l’écart discrète et sans ambiguïté. J’étais seule mais persuadée que le groupe se reconstituerait rapidement pour pallier mon absence au sein de la fédération. Et que ma décision, vécue comme une provocation, serait vite oubliée. Mais récuser la passion de l’autre revient parfois à nier son existence. J’ose le risque d’être abandonnée ou rejetée.

La météo brumeuse, encore douce pour la saison, est parfaite pour une première battue. Cette journée s’annonçait plutôt bien. J’ai accepté d’y participer une dernière fois pour que notre amitié perdure malgré nos différences et ma préférence pour la chasse à l’affût. J’ai accepté pour ne pas rompre ce qui nous unit. 

L’immense plaine de terre brûlée par la sécheresse est bordée par des friches et une forêt naissante. Ce nouveau territoire de chasse, protégé depuis de nombreuses années, abrite une faune dense et variée, libre et sauvage. Peu d’hommes ou de femmes, à part quelques scientifiques, ont eu le privilège d’y pénétrer. L’odeur de la terre et l’humidité de l’air fusionnent avec la lumière de l’aube.

La visibilité s’améliore. Nous pouvons désormais atteindre notre cible à plus de cinquante mètres. L’animal se méfie. On l’entend ou on soupçonne une masse furtive. A mi parcours, le claquement d’un tir longue distance résonne sous la canopée. Un souffle aigue frôle mon visage. Je pense, durant cette fraction de seconde, que l’arme ne correspond pas à celle utilisée habituellement pour une battue. Un pas, à peine deux, et le claquement d’un second tir, et le BANG éclate ma cervelle.

On pense à un accident. Ce qui est probable mais aussi préférable car les assurances nous autorisent ce droit à l’erreur. Le hasard n’est pas coupable.

1 commentaire sur “Comme elle va .6”

  1. Sidérant ce récit… Mais ne m’etonne pas plus que ça 😢 comment l’état peut il autoriser la chasse cruelle et ignoble. Ils ont fait quoi les oiseaux pour être condamnés de telle manière.? Je n’appelle pas cela de la chasse, que d’ailleurs je condamne, mais de l’abattage gratuit entretenu par des lâches. Comment peuvent ils se regarder dans une glace 😱😵 aucune assurance ne devrait couvrir les chasseurs quand ils ont des accidents….ils veulent jouer, et bien tant pis, quand ils perdent !!!!! 👹 Ils assument.

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