Malgré une canicule dévastatrice le mois précédent, le feu sur les feuilles des haricots a presque disparu. Il suffit aussi de quelques jours pluvieux et chaud pour que poireaux, blettes, salades et choux affichent une croissance insolente. Mathieu plie les genoux dans l’allée des pommes de terre puis, avec méthode, écrase entre le pouce et l’index les doryphores petits et gros sans douter un seul instant de son efficacité. Le lendemain il devra tout de même reprendre le massacre jusqu’à l’extermination. Il n’ose pas en parler dans ces termes mais il sait qu’il pas d’autres choix. Le moineau friquet, aujourd’hui disparu de la région, était le seul oiseau à ne pas bouder ce mets.
Le potager selon Mathieu est un lieu de prédilection pour nourrir ses pensées du jour et remettre certaines au lendemain. Comme si la proximité de ce monde végétal qui pousse pour être mangé guidait sa réflexion désordonnée vers un ordre à la fois complexe et lumineux. Le monde qui l’entoure ne lui paraît pas forcément plus simple et celui de cet univers Vert se révèle franchement plus compliqué. Pourtant une graine dans la terre, de l’eau et du soleil suffisent à la vie.
Quelques mots sur le portable ont précipité mon retour de la ville vers la campagne : « ton potager autrefois si vert est aujourd’hui rouge ». Le village que j’habite est posé sur une plaine verdoyante au printemps et jaune en début d’été. Les étendues d’orge et de blé jouxtant celles du lin, couleur bleue, et du colza couleur citron, rythment l’activité agricole du canton. On y rentre et on en sort très rapidement. L’urbain côtoie le rural sans aucune transition. Pas de banlieue périphérique ni de complexes commerciaux aux entrées. Le grenier à ciel ouvert qui nous entoure fait la fortune des grands propriétaires ou de quelques entreprises étrangères au pays. On peut dire sans arrières pensées que le paysage appartient maintenant à des constellations nationales ou internationales. Elles ont des noms qui sonnent comme des onomatopées, F.L.O.P. Elles sont une courbe sur un écran lumineux qui monte ou descend selon les fluctuations du marché. Notre village est devenue avec les années de la nouvelle mondialisation une île flottante au milieu d’un océan marchand. A mon arrivée, sur le quai de la gare, on sent une odeur subtile de bonbon à la fraise, framboise et cassis. Ce mélange inédit n’est pas désagréable mais troublant. Les E203 ou E789 de nos aliments sophistiqués transpirent-ils sous nos aisselles ? Les voyageurs pointent le nez vers un ciel plutôt clément comme si une réponse à la question sur la nature d’un parfum ambiant pouvait expliquer la présence de ce même parfum.
Me voilà revenu. A temps peut-être.
Il y a bien longtemps la question des produits utilisés dans l’agriculture faisait débat. Il y avait les « contre » comme Mathieu, persuadés que la condition humaine en subirait les conséquences. Il y avait les « pour » convaincus que la pérennité de cette activité dépendait d’une production toujours plus performante. Et puis il y avait les « ni pour, ni contre » qui par ignorance préféraient ne pas s’opposer ou qui par intérêt préféraient se taire. Cette sorte de neutralité vertueuse, incapable de donner sens au cours de la vie collective, a diminué bien sûr l’élan d’une contestation mais a surtout permis une utilisation continue des produits tueurs. Mathieu et le monde d’aujourd’hui subissent les effets de ce « ni pour, ni contre » qui les a précipités dans un extrême.
Il y a bien longtemps, un jour de marché, Mathieu eut une conversation avec une maraîchère fière de ses légumes. Une de ses phrases, enjouée et pleine d’avenir, avait retenu son attention : « oui monsieur, un potager réalisé dans les règles de l’art est l’exemple absolu d’une économie circulaire, que du naturel avec du naturel pour du naturel ». La maraîchère comme son voisin Victor ont poussé Mathieu, le néophyte, dans ce nouveau monde sensible, végétal et animal, qui peuple les trois cents mètres carrés situés derrière sa maison. Il a fallu bien sûr du temps pour apprendre mais encore plus de temps pour acquérir une expérience qui méprise la répétition. Le potager, toujours selon Mathieu, est l’accomplissement d’un acte vers une connaissance qui chaque année peut être remise en question. On sait beaucoup de choses sans trop savoir quelles seront les bonnes choses. De la graine à la météo en passant par la qualité du sol, avec ou sans parasite, on comprend vite quel défi permanent on va devoir affronter. Le potager est l’œuvre d’un créateur mais pas seulement. Le mulot ou le ver gris, le rouge gorge, le champignon dévastateur ou celui que l’on mange font de cet endroit un microcosme de notre univers sur terre. Des compromis aux compromissions, de l’ordre au désordre, de l’humide au sec, du coup de bêche à la contemplation, tout cela et encore plus, transforment le potager en une œuvre collective. Si Mathieu pense parfois qu’il en est le concepteur, il accepte aussitôt par modestie la part active du ver de terre. Bien qu’il faille quelqu’un pour décider, ce quelqu’un ne sera jamais seul. Aujourd’hui Mathieu accepte cette idée généreuse du partage tout en ayant ce sentiment ambivalent de l’appartenance. Il aime son potager mais il aime aussi tout ce qui fait son potager et tous ceux qui font son potager.
Me voilà revenu.
L’augmentation des cancers était attribuée aux produits tueurs. Les enfants de notre village furent les premiers les plus vulnérables. Mathieu et d’autres concitoyens, trop peu nombreux, décidèrent d’élargir le débat aux vérités scientifiques. Mais la clarté d’un discours attire la véhémence des possédants. Une poignée d’agriculteurs, avec l’aide d’une fédération prédominante et d’une industrie chimique puissante, n’hésitèrent pas à les qualifier de polémistes ou de radicaux. La survie de leurs exploitations en dépendait osaient-ils prétendre.
Plus j’approche de mon domicile, une maison parmi d’autres en bordure de la petite ville, plus l’odeur est prégnante. Fraise ou framboise, il est toujours difficile d’en définir l’essence. La plupart des maisons ont les persiennes fermées. Le voisinage semble avoir déserté le quartier. Les dernières personnes rencontrées en chemin me lancent des phrases incomplètes comme un avertissement : « le vent du sud ! » « Bonjour fripouille, adieu citrouille ! » ou encore « ce jour qui est venu ! »
Le voilà venu ce jour.
Les quelques ruches du voisinage sont vides et tous ceux qui font le potager ne sont plus. Quelques pas et deux ou trois rues avant d’arriver chez lui, sa pensée chemine encore entre les rangs de pommes de terre qui poussent généralement bien et sans beaucoup d’interventions. Mathieu n’a pas la prétention de l’excellence mais on peut dire que sur une échelle de un à dix, sa compétence est à six. Sa curiosité et sa gourmandise l’entraînent à cultiver toutes sortes de légumes. Il sait aussi être plus pragmatique et s’attache à des valeurs sûres comme les haricots, épinards ou betteraves. Le potager, toujours selon Mathieu, n’est pas un paradis sur terre. Les plantes se disputent un territoire et les animaux de toutes sortes se dévorent sans pitié. Le potager offre à chacun, flore ou faune, la possibilité d’y vivre selon ses besoins. Pour cette raison Mathieu décide à chaque nouvelle saison de cultiver une surface plus grande afin d’en offrir une partie à ce petit monde devenu le MONDE. La multitude des espèces animales et végétales lui apparaît comme une évidence à protéger, comme un tout dont on ignore le centre.
La nature sait se défendre, pense-t-il.
Mais Mathieu comprît en se rapprochant de l’odeur et de son domicile que « ce monde » ne réapparaîtrait pas sitôt. Le potager situé à l’arrière de la maison n’était pas rouge mais roux. Les choux étaient cuivrés, les poireaux couleur laiton, les salades marron, les blettes violettes, les tomates grises et comme tout le reste. C’était surprenant comme une peinture moderne mais inquiétant car sous un silence couleur sépia Mathieu vît l’absence de vie. Les herbicides et pesticides répandus accidentellement ou à cause du vent du sud ont tout dévasté autour des maisons. « La dose du produit n’était pas dosée ». Et parce qu’elle dépassait la dose il était conseillé de ne rien toucher.
A mort la vie (…)