Autour de l’île de Belair, l’eau trace ce soir un anneau blanc émeraude. Je vous jure ! Vous trouvez que ça ne se dit pas, blanc émeraude ? C’est comme si vous peigniez un mur en ne versant que quelques gouttes de vert émeraude dans un bidon de peinture blanche. Non ? Alors, dites « menthe glaciale » si vous préférez… Quand c’est aussi blanc, on ne fait plus la différence. Un anneau blanc mentholé comme si la baie de Vilaine était un paysage cosmique aux confins de la Voie lactée. Un paysage minéral, vide de vie et rempli de vide.
Autour, l’eau est d’abord d’un jaune orangé doux, légèrement strié dans le sens de l’horizontale. À mesure que les minutes s’égrènent, l’or et le rose, pâles comme si un vampire leur avait sucé le sang, finissent par s’imposer. Au-delà, c’est plus sombre : le bleu, de Prusse peut-être, offre sa surface au dessin des vagues. Bleu de Prusse, ça ne se dit pas pour la mer ? Décidément ! Et pourquoi ? Parce que la Prusse est confinée trop loin des côtes, au milieu du continent européen ? Mais vous oubliez la Baltique. On oublie toujours la Baltique ! Quant aux vagues dont je vous parlais, ce sont en réalité des vaguelettes, des infractuosités qu’un souffle de vent imprime sur l’eau.
Le ciel redouble et épaissit l’horizon familier de la presqu’île de Rhuys. D’abord un ourlet indigo, puis une sorte de zone industrielle qui apparie du jaune soufre et du bleu pétrole, et du blanc encore.
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Un jour, plus tard, dans longtemps si cela vous rassure, le même spectacle se reproduira sans que nos yeux soient là pour le regarder, ni nos bouches pour le décrire. Les oiseaux, dix fois plus nombreux, feront un raffut à peine imaginable, mais malgré la richesse de leurs pépiements, ils n’auront pas appris les noms des couleurs que leurs yeux ronds de daltoniens déformeraient de toutes façons. Une meute de chiens errants montera une expédition à l’assaut de l’îlot de Belair, redevenu l’île noire, pour s’y repaître des mouettes et des goélands toujours aussi nombreux. Les chats regretteront la nourriture abondante dont leurs maîtres les régalaient, et les portes et les fenêtres de leurs anciennes maisons ne les protègeront plus des chiens. Ils passeront le plus clair de leur temps dans les arbres, chacun dans son arbre pour être précis, car ils ne sauront pas sauter de l’un à l’autre. Les maisons, elles, seront devenues un repaire pour les chauves-souris et les rongeurs. Les jardins reconfigurés par les sangliers abriteront serpents et lézards et des millions d’insectes. Les sangliers, les chevreuils et les lapins béniront la disparition prématurée des chasseurs. Mais la compétition pour la nourriture sera rude. On en verra même s’aventurer à la nuit tombante sur les rochers, lorsque la marée sera basse, pour tenter de gober quelques protéines parmi les énormes grappes de coquillages amoncelés. Que leur chaudra de contempler la mer et ses scintillements ?
Tout cela se passera quelques 6 mois ou un an après l’extinction de l’espèce humaine. Exterminée par un virus, peut-être, ou tout aussi bien par un gaz, une nouvelle sorte d’amibe, un bacille ou un parasite inconnu, résultant d’un très léger déséquilibre des conditions de température et d’hygrométrie, ou des radiations reçues par notre planète. Peu de choses auront changé, finalement, mis à part notre absence ! Nous savons désormais que notre disparition ne sera pas nécessairement très spectaculaire, contrairement à ce que les diverses imageries religieuses nous laissaient imaginer. Pas de tornades gigantesques, d’éruptions volcaniques ravageuses, ni de tsunamis effroyables. « L’ennemi est invisible », nous a-t-on expliqué. Invisible, infime, microscopique. Il se pourrait même que notre disparition soit indolore. Paul Valéry annonçait, à l’issue de la première Guerre mondiale, que « Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles. » Un siècle plus tard, les êtres de chair et de sang qui en forment la matière vive se révèlent eux aussi vulnérables. Et même, collectivement mortels.
L’anneau blanc autour de l’île de Belair sera-t-il toujours mentholé, « émeraude », après notre disparition ? Eh bien, non, il aura cessé de l’être, puisque les langues pour le dire auront disparu en même temps que leurs locuteurs… Est-ce un chiffre, alors, qui indiquera la longueur d’ondes correspondante ? Vous savez, sifr, en arabe, cela signifie « le vide » – nous y revoilà -, traduit en latin par cifra, zéro… Ce n’est pas bon signe ! Certains, au fil des siècles, ont voulu croire que les mathématiques étaient le langage de Dieu. Les lois de la nature précèderaient la nature. Non, non, laissez tomber, il n’y a plus eu que les frères Bogdanov pour défendre une telle idée dans leur succès de librairie de l’été 2019. La nature se passe très bien de mesures et de calculs, comme elle se passe de nous !
Si l’on y réfléchit bien, une unique condition devra être remplie pour que l’anneau mentholé demeure mentholé : qu’il atteigne la rétine d’un seul être doué de parole. Que l’un d’entre nous, au cuir plus épais, ou qui aurait eu les moyens de s’offrir le couteau suisse des bunkers, celui faisant anti-[virus, gaz, bacille, parasite], ait survécu à l’extinction de notre espèce. L’un d’entre vous, lecteurs de ce blog, qui ressortirait un peu ahuri de son abri et dirait « Putain ! La mer est blanc émeraude ! Jamais vu ça avant. Ça doit être l’effet de la fin du monde !! Ben, j’te dis pas, déjà kia pu personne ! Si en plus la mer est blanc émeraude, bonjour l’ambiance… »
Avec un peu de chance, ce lecteur serait l’un de nos poètes : Thierry, Amonite, Pierre, Edwige ? Il laisserait échapper : « Whahh ! Mais c’est beauuuu ! » Paul Valéry tomberait de son nuage : « Ben merde alors j’aurais pas cru il suffit d’un seul humain et la civilisation ressuscite !! » Pardonnez-moi, je jure, c’est comme ça que je le sens.
En conclusion de ce conte improbable : la baie de Vilaine nous survivra, mais elle est quand même vachement humaine !! (… et ça rime)
Gérard Cornu
MAGNIFIQUE TEXTE GERARD , apocalypse et son contraire en conclusion,je creve d’envie de ne pas l’avoir écrit bon maintenant je vais consulte mes vieilles notes au cas ou! félicitations tu es prêt pour beaucoup plus de pages a bientôt
Gérard, comme c’est Pâques aujourd’hui, vous devriez aller voir sur l’île Belair si il n’y a pas des œufs d’émeu.
Car l’émeu rôde….
Bon weekend.
Merci Amonite pour vos remarques toujours poétiques.
Merci Gérard car la description que tu fais , permet , à nous , lecteurs , d’en prendre plein les yeux.
Oui PAUL un petit mot pour Huguette avec qui j’ai dû travaillé à Versailles : qu’elle repose en paix car c’est certain , ce doit être plus serein là ou elle se trouve .
Oui, c’est la fin de notre monde.
Ma compagne est décédée, et j’irai bientôt la rejoindre.
Mais après moi ? Qu’y aura-t-il ?
Le Vide, le Néant, le Paradis, ou l’Enfer ?
Que croire ? Puisque nous aurons disparu !
Tu as raison, Paul : de même que rien dans le monde ne sera pareil si plus aucun humain n’est là pour en témoigner, c’est une sorte de défi d’écrire maintenant sur un monde, un jour, dont nous serons absents. Il y avait au 18e siècle un certain Berkeley, en Écosse, qui professait que les choses n’existaient que dans la mesure où elles étaient perçues. En écrivant ce texte, j’ai compris que cela vaut pour les couleurs qui sont un effet du langage, mais pas pour les chiens, les chats, le ciel et la mer qui sont là indépendamment de nous. Écrire, c’est une façon d’explorer le monde, tu le sais, toi qui as une belle plume. Nous étions nombreux à aimer ta compagne. Nous pourrions les uns et les autres mettre des mots sur cela pour essayer de soulager tes maux, Paul. (j’ajoute : j’ai aussi compris qu’il suffit qu’une voix dise que quelque chose est beau pour que le monde renaisse [j’ai un peu corrigé la fin du texte].)
Beaucoup d’oiseaux, sur l’île Belair, mais pas vu un seul émeraude (enfin, jusqu’à maintenant…)
ça va peut être venir, allez savoir!
Ce serait joli au soleil couchant, mais les goélands et les couleurs…