Des philosophes et vous à propos du coronavirus

On ne confine pas 4 milliards d’humains sans que cela ait des conséquences lourdes pour « la suite » de nos existences et pour nos modes de vie. Quelles conséquences ? Bien malin qui le dira, mais certains s’activent déjà à tenter d’analyser l’expérience insolite, drôle et douloureuse tout à la fois que nous sommes les premiers à vivre.

Les philosophes sont parfois de grands maladroits face au monde présent, mais ils ont de remarquables intuitions quant à l’avenir. Jean-Michel, auteur d’ouvrages brillants mais dont je tairai le nom de famille, se retourne un jour pour me serrer la main devant la boutique de journaux de la gare de Nantes et fait tomber toute sa monnaie par terre. C’est bizarre, mais je le savais, je savais que ça allait arriver, comme dans un Charlot ou un Laurel et Hardy. En fait, il ne faisait que poursuivre la tradition entamée par Thalès, l’un des premiers grands philosophes, né en 625 avant JC, qui, le nez en l’air pour regarder les étoiles, tomba dans un puits.

Pour ce qui est de leurs visions d’avenir, voici trois textes, fruits de leurs débats, de leurs réflexions, et même du désespoir pour le troisième d’entre eux…

1 – « Préférons-nous la santé à la liberté ? » Vous pariez ? L’an prochain, ce sera un sujet de philo du bac ! Ensuite, André Comte-Sponville et Francis Wolff pensent exactement le contraire l’un de l’autre et devinez quoi : ils sont aussi passionnants à lire l’un que l’autre. Ça me rappelle un militant politique qui proposait qu’on ne compte pas les buts au foot (en attendant de faire la même chose en politique…) En tous cas, voilà figurées dans ce débat, les choses qui se diront avec le recul dans 6 mois ou un an, lorsque certaines des pensées confortables et consensuelles du moment auront lâché du lest.

2 – Sacré Hartmut Rosa, philosophe allemand, qui tire déjà les « Trois leçons sur la crise du coronavirus » ! Il a raison, bien sûr : la politique peut s’imposer face à la logique des marchés financiers, à condition soit de le vouloir, soit d’y être obligé. Et elle aurait pu faire de même, si elle l’avait vraiment voulu, devant l’urgence climatique. Le fera-t-elle un jour, le couteau sous la gorge ? On l’ignore. Nous nous trouvons à un « point de bifurcation » après lequel, soit – c’est le plus probable – on reviendra aux règles existantes dans tous les domaines, soit… on fera du passé table rase.

3 – Et pour finir, Alexandre Lacroix : vous vous souvenez peut-être, je vous avais mis un texte de lui dans mon article du 4 avril, « Courte sélection de textes qu’il aurait été dommage de rater dans la presse ». Un texte tout en légèreté sur une sorte de secte qui, en 2118, prolonge encore le confinement. Cette fois-ci, il n’a pas le moral et son texte d’anticipation, « Chronique sur les sociétés de contrôle », ne se situe qu’en 2025. La victoire de la santé sur la liberté est amère, lisez vous-mêmes… 

Amère, c’est peut-être le mot. Comme si la banalité avait tout rattrapé. Ce n’est pas rien, pourtant, de côtoyer la mort, d’en parler, d’envisager avec calme son éventualité. Au début de ce confinement, on avait des projets : rangement, jardinage, sport, peinture, musique, lecture, écriture… Et des valeurs : la solidarité, l’entraide. Mais le temps a passé vite. Certaines journées ont passé comme une lettre à la poste, d’autres se sont étirées comme un lézard au soleil. 

On a créé in extremis un groupe facebook, « Entraide Covid19 Pénestin », qui au bout de 4 jours compte déjà 60 inscrits, preuve de sa nécessité. Cela a bien failli ne pas se faire. L’honneur est sauf. Merci à Bénédicte et merci à ceux qui lui ont fait confiance.

Et après ? Je veux dire, après le déconfinement. Après, on fait quoi ? On continue à acheter du Nutella, des boîtes de sardines et des centaines d’autres produits à l’huile de palme vendus dans les supermarchés, l’huile de palme pour laquelle on a déboisé des milliers de kilomètres carrés en Indonésie, fait fuir les chauves-souris porteuses du coronavirus qui y vivaient, qui ont migré vers la Malaisie, qui ont contaminé des cogolins et des civettes, animaux exotiques dont la chair est appréciée en Chine et autour, qui ont causé l’actuelle pandémie de Coronavirus ? Et dans le même style, est-ce qu’on continue à polluer l’océan, ici à Pénestin, avec des pesticides et autres produits phytosanitaires, qui sont en train de détruire les ressources dont nous sommes fiers et qui font vivre une centaine de familles : les moules, la mytiliculture ? Etc., etc. ? Y a-t-il des solutions ? Il semble bien que oui, si l’on écoute ce philosophe allemand au prénom imprononçable et au nom qui évoque le muguet de ce 1er mai… 

Parmi vous, lecteurs confinés, y en a-t-il que cela intéresse, de nous documenter, de faire circuler des informations, de réfléchir aux moyens concrets d’agir pour tenter de changer ce qui devrait l’être dans un monde qui court à sa perte ? Si oui, ce serait bien de le dire.

Car ce blog, avec ses 282 articles (pas tous de moi !) en un an et 8 mois, commence à douter. Il a traversé deux enquêtes publiques et deux élections sans déroger à ses principes et en continuant à gagner des lecteurs d’horizons divers et quelques appréciations positives, dans un village pourtant réputé pour avoir la dent dure. Mais il doute.

 

1 – Préférons-nous la santé à la liberté ? André Comte-Sponville / Francis Wolff

La lettre de Philosophie magazine, 29/04/2020

Pour André Comte-Sponville, la pandémie du Covid-19 est moins grave qu’on le croit alors que le confinement, lui, menace l’économie et les libertés. De son côté, Francis Wolff défend l’idéal humaniste, selon lui au fondement de la réaction générale à cette épreuve. Extraits d’un débat essentiel à paraître dans le prochain numéro de “Philosophie magazine”.

André Comte-Sponville

Maître de conférences à la Sorbonne jusqu’en 1998, il a contribué à élargir l’audience de la philosophie avec le Petit Traité des grandes vertus (PUF, 1995) ou le Traité du désespoir et de la béatitude (2 tomes; PUF, 1984, 1988). Fin lecteur d’Épicure et de Montaigne, il inscrit sa réflexion dans le courant du matérialisme philosophique, qu’il cherche à réconcilier avec une vie spirituelle (sans Dieu). Il a siégé au Comité consultatif national d’éthique et a récemment fait paraître C’est chose tendre que la vie (avec François L’Yvonnet, Albin Michel, 2015), un recueil d’entretiens qui retrace sa biographie intellectuelle. Un numéro des Cahiers de L’Herne qui lui est consacré a paru début 2020.

Francis Wolff

Professeur émérite à l’École normale supérieure de Paris, ce spécialiste de philosophie antique défend un propre de l’homme, en tant qu’être de langage capable de « dire le monde » à autrui de manière objective. Auteur de Notre humanité. D’Aristote aux neurosciences (Fayard, 2010), c’est aussi un passionné de musique qui a cherché à cerner l’essence de cet art dans Pourquoi la musique ? (Fayard, 2015). Dans Trois Utopies contemporaines (Fayard, 2017), il propose de relancer la perspective utopique autour de la redéfinition d’un « nous », à la fois humaniste et cosmopolite. Une réflexion prolongée dans son dernier essai, Plaidoyer pour l’universel. Fonder l’humanisme (Fayard, 2019)

De quoi avons-nous peur ? 

André Comte-Sponville : Ce qui m’a gêné, c’est d’abord la peur qui s’était emparée des médias et de l’opinion. J’ai beau être un anxieux, je n’ai jamais ressenti cette peur. Les experts évaluent le taux de létalité du Covid-19 à 0,6 ou 0,7 %. Même si ce taux est un peu plus élevé pour les gens de mon âge, je crains bien plus d’avoir un cancer, un AVC ou la maladie Alzheimer (mon père en est mort, après des années d’horreur, ma belle-mère vient d’en mourir, dans un Ehpad) ! 

Francis Wolff : Ce raisonnement se fixe sur le nombre de morts. Or, à mon sens, ce n’est pas le nombre de morts qui a effrayé, c’est l’idée d’une maladie qui progresse de manière exponentielle et risque de faire exploser les systèmes de santé.  Avec pour conséquence des milliers de personnes privées de soin, mourant dans la rue, comme en Inde aujourd’hui. Quelle idée pouvons-nous nous faire de nous-mêmes si nous laissons les personnes âgées mourir ainsi ? 

Le confinement, menace sur les libertés ou sursaut humaniste ? 

A. C-S. : Je n’ai jamais dit qu’il fallait laisser les vieux mourir sans soins ! J’ai simplement dit que je me faisais davantage de souci pour l’avenir de mes enfants que pour ma santé de presque septuagénaire. Le confinement allait forcément avoir au moins deux conséquences très lourdes : une crise économique considérable, peut-être sans précédent (encore plus grave, disent de nombreux économistes, que celle de 1929 !), et une réduction, elle aussi sans précédent en temps de paix et en démocratie, de nos libertés. Je crains que les conséquences économiques du confinement ne fassent plus de morts, spécialement dans les pays pauvres, que le Covid-19. Et je ne suis pas prêt à accepter une prolongation indéterminée du confinement pour les plus de 65 ou de 70 ans, lesquels ne sont pas plus contagieux que les autres mais simplement plus fragiles. M’enfermer pour mon bien ? Non merci !

F. W.: De mon point de vue, la réaction mondiale face à la pandémie est le signe d’un progrès moral de l’humanité. Que plus de la moitié de l’humanité accepte de se confiner pour sauver un petit nombre de vies, notamment les moins productives, c’est l’affirmation en acte que nous formons une communauté éthique. Qu’il faille sauver non pas la vie en général, mais celle de l’homme contre d’autres formes de vie, comme celle des virus, c’est le signe que l’humanité est la seule source de valeur. Enfin, qu’il faille sauver les vieillards aussi bien que les jeunes adolescents, c’est l’affirmation que tous les êtres humains ont une valeur égale. 

La santé, nouvelle idéologie ou bien collectif ? 

A. C-S. : La crise a mis au jour une tendance lourde de notre temps, que j’appelle le pan-médicalisme : une idéologie qui fait de la santé la valeur suprême (à la place du bonheur, de l’amour, de la justice, de la liberté…) et qui conduit du même coup à tout soumettre à la médecine – non plus seulement le traitement de nos maladies, ce qui est normal, mais la gestion de nos vies et de nos sociétés, ce qui est bien plus inquiétant ! Et je ne veux pas qu’on prenne soin de moi contre ma volonté ! J’ai beaucoup d’estime pour les gens qui travaillent dans les Ehpad. Mais, pour ce qui me concerne, je préfère attraper le Covid-19, voire en mourir (si possible sans souffrance !), que vivre cinq ou dix ans en état de dépendance, que ce soit dans un Ehpad ou ailleurs. Certains s’en sont scandalisés. Mais qu’est-ce que ce « sanitairement correct » qui interdit de dire ce qu’on pense ? Attention à l’ordre sanitaire ! 

F. W. : Dès lors que nous souhaitons un système de santé publique, collectif et assurantiel, la liberté individuelle et les décisions collectives sont imbriquées. Un jeune homme de 15 ans n’a pratiquement aucune chance de mourir du Covid-19, mais il doit admettre qu’il risque de le transmettre en se promenant dans la rue. C’est ce qui est admirable dans le fait que tant de jeunes ont accepté le confinement. Ils ont assumé le fait qu’ils étaient liés matériellement au système de santé publique et moralement par l’impératif de ne pas répandre la maladie chez les plus âgés.

La vie des jeunes vaut-elle plus que celle des vieux ? 

A. C.-S : Le confinement vise surtout à protéger les plus âgés (moyenne d’âge des morts du Covid-19 : 81 ans), alors que les conséquences économiques porteront surtout sur les jeunes. Cela ne peut pas satisfaire le père de famille que je suis ! Quant à l’humanisme, il postule que tous les êtres humains sont égaux en droits et en dignité. Mais on ne me fera jamais dire qu’ils sont égaux en fait et en valeur, ni que toutes les vies se valent (la vie d’un héros, comme Cavaillès, vaut plus et mieux que la vie d’un salaud, comme Klaus Barbie). Surtout, toutes les morts ne se valent pas : il est plus triste de mourir à 20 ou à 30 ans qu’à 68 (mon âge) ou à 90 ans. 

F. W. : Il y a plusieurs manières de déterminer la valeur concrète d’une vie. Il y a sa valeur actuelle – au sens de sa productivité, de sa jeunesse et de sa vitalité, selon l’idéologie publicitaire contemporaine, et il serait très grave à cet égard de sacrifier les vies les moins productives. Ensuite, il y a la valeur virtuelle d’une vie, l’espérance qu’elle incarne. Et on peut en effet considérer qu’une vie d’un enfant de 5 ans a plus de virtualités que celle d’une personne de 85 ans. Cependant, pousser cet argument jusqu’au bout reviendrait à admettre que la valeur de la vie d’un enfant qui vient de naître ou d’un embryon est supérieure à celle de quelqu’un de 50 ans, comme le soutiennent les opposants à l’avortement. Troisième dimension, celle de l’attachement de chacun à sa propre vie. Quand on est jeune, qu’on n’a encore ni enfants ni métier, on traverse parfois des moments de dégoût, des envies de ne plus vivre, qui font que cet attachement est moins vif. Quand j’avais 20 ans, j’étais beaucoup moins attaché à la vie qu’aujourd’hui. Enfin, dernier élément, il y a les conditions dans lesquelles on meurt. Face à la dépendance ou à l’agonie, on peut souhaiter mourir en considérant que cette vie-là n’a plus de valeur. C’est l’argument en faveur de l’euthanasie. Voilà des éléments qui nuancent fortement l’idée, que je partage en partie, selon laquelle la mort des plus jeunes est plus grave que la mort des plus âgés, qui est regrettable mais inévitable

2 – Trois leçons sur la crise du coronavirus – Hartmut Rosa

Le ralentissement du monde n’est pas un fantasme. La politique peut contrôler l’économie. Nous avons la possibilité de changer de modèle social. Ce sont les trois convictions que le philosophe et sociologue allemand Hartmut Rosa, auteur d’“Accélération. Une critique sociale du temps” et, récemment, de “Rendre le monde indisponible”, a forgées lors de la crise du coronavirus. Voici un manifeste inédit et porteur d’espoir.

Dans la crise du coronavirus, la confusion et les divergences d’interprétation sont considérables. Si l’on essaie de faire abstraction des innombrables souffrances humaines causées par le virus – ainsi que des risques politiques, économiques et sociaux qui en découlent – et que l’on adopte un regard sobre et théorique, quelques faits têtus semblent toutefois importants à retenir. 

Premièrement : dans le monde du mouvement physique et matériel, dont celui, plus spécifiquement, de la production et de la circulation, on observe, dans certains cas, une réduction de plus de 80 % du trafic. Les secteurs de la culture et de l’éducation sont eux aussi presque totalement à l’arrêt dans bien des pays. Le ralentissement est donc en ce moment un fait macrosocial et non un fantasme nostalgique et rétrograde, comme l’affirment souvent les critiques de cette idée. 

Deuxièmement, ce ralentissement est le résultat d’une action politique – bien souvent mise en œuvre par des gouvernements démocratiquement élus –, et non l’effet direct du virus. Il s’agit d’une expérience de l’efficience autonome du politique : en quelques semaines, la politique a mobilisé une capacité d’action inédite contre la logique des marchés financiers, contre les grands groupes, contre l’intérêt des entreprises – mais aussi contre les droits des citoyennes et citoyens. Cette expérience contraste fortement avec celle qui prédominait jusqu’alors : l’impuissance par rapport à la crise climatique mais aussi par rapport aux inégalités dans la répartition des richesses. L’hypothèse qui voulait que la politique, censée pourtant disposer d’une primauté normative, ne puisse plus rien par rapport à la logique de la différenciation fonctionnelle se révèle tout simplement fausse.

Troisièmement : dans la « situation normale », les sociétés fonctionnent en vertu du principe de « dépendance au sentier battu ». Lorsque nous agissons, nous suivons des chaînes d’interactions et des procédures bien rodées. Dans presque tous les domaines règnent des règles établies et des routines. Plus une société est complexe et plus il est difficile, risqué, dangereux, de s’écarter de ce sentier. Aujourd’hui, cependant, une grande partie de ces procédures sont interrompues, nos routines sont entravées, les rouages sont bloqués. Nous sommes face à une situation historique exceptionnelle, qui ne se produit que rarement. 

Il y a fort à parier qu’une fois la crise surmontée, les sociétés vont s’efforcer de rétablir les vieilles routines, de se remettre sur les rails du sentier, de remettre en route la machine aussi vite que possible. Nous nous trouvons cependant à un « point de bifurcation », qui pourrait rendre possible un changement de sentier social. 

Aucun modèle sociologique, économique ou futurologique ne peut prévoir ce qui va se passer ensuite – car cet avenir dépend, non de notre savoir, mais de notre action. Que nous ayons la possibilité de ne pas reconduire les chaînes de procédures, de ne pas les remettre en route, que nous puissions commencer quelque chose de nouveau, de créatif : voilà, selon Hannah Arendt, la spécificité de la capacité d’action humaine. Ce qu’elle nomme, aussi, natalité. 

3 – Chronique sur les sociétés de contrôle  – Alexandre Lacroix

France, Paris, novembre 2016, portrait de Alexandre Lacroix, écrivain, essayiste et journaliste français. Il est directeur de la rédaction de Philosophie Magazine

18 janvier 2025

Ce soir, je reviens à ce journal plein d’amertume et de rage impuissante. Ce qui m’arrive à présent, je mentirais si je prétendais que je ne l’avais pas vu venir. Au contraire, j’ai suivi de près l’évolution qui nous a, pas à pas, avec une logique effarante, amenés à ce point. Mais ce que je savais ne m’a servi à rien, car l’objet de ce savoir me semblait étranger à moi-même, à mon expérience subjective. Quelle erreur ! J’ouvre mon application Vitalis, sur mon smartphone, qui a été développée par la Sécurité sociale et la société américaine Pamantir, et je constate que mon profil est désormais marqué du sceau de l’infamie. Stick rouge. Cancer du foie. Le diagnostic ne m’a pas plus tôt été communiqué par le médecin qu’il était implémenté dans la machine infernale – afin, soi-disant, de mieux m’orienter dans ma nouvelle existence de malade. En fait, je sais très bien ce que cela signifie. Je ne pousserai pas le comique, désormais, jusqu’à demander un emprunt immobilier à ma banque. Mes cotisations d’assurance seront bientôt drastiquement relevées. Je n’ai jamais eu d’ambition politique, mais cela ne me déplaisait pas d’être éligible – au cas où la fantaisie me prendrait de briguer la mairie de mon village natal, je devrai la noyer dans un verre de bordeaux (je suis bourguignon).

Journaliste, j’avais pourtant pressenti, dans les années 2010, que le maillage se resserrait. Ces années ont vu disparaître, sans que personne ne s’en alarme, le secret de l’instruction judiciaire mais aussi le secret médical – il est très difficile de garder un secret, de quelque espèce, dans une société de contrôle. Mais les premières atteintes à la protection des données biomédicales étaient inoffensives, presque ludiques. C’était cette montre connectée enregistrant votre rythme cardiaque pendant l’effort que l’on vous avait offerte pour votre anniversaire ; cette application pour le running qui conservait l’historique de vos performances ; ce bracelet qui mesurait la qualité de votre sommeil. Des gadgets. Je savais aussi qu’un malade, quand il s’entend annoncer une maladie grave comme cela m’est arrivé aujourd’hui, se met aussitôt à taper sans arrêt, frénétiquement, “cancer du foie” sur les moteurs de recherche, en quête de témoignages de patients ou même d’un remède miracle, et que ce comportement en ligne est parfaitement tracé. Et puis, qui n’a pas commencé dans ces années-là à recevoir des analyses médicales par e-mail ?

Mais le pas décisif a été franchi lors de l’épidémie du Covid-19. Le gouvernement nous a proposé de télécharger une application qui, soi-disant, préservait l’anonymat de nos données. En fait, ils jouaient sur les mots, car la plupart des gens dans le grand public confondent l’anonymat et le pseudonymat. S’il n’existait pas de base de données nominative des malades – du moins à l’origine –, on s’est mis, sous couvert de mesure prophylactique, à tracer les déplacements de chacun, à retrouver qui a contaminé qui grâce aux pseudos, à obliger les testés positifs à utiliser l’application et à garder toujours sur eux leur smartphone avec le Bluetooth actif.  

Quand l’épidémie a été à peu près jugulée, des voix se sont fait entendre pour prolonger cette belle expérience de monitoring social à des fins sanitaires ; il s’agissait de nudges, d’“incitations positives”, qu’ils disaient. La grippe ordinaire ne fait-elle pas plusieurs milliers de morts en France chaque année ? Et les vagues de gastro en hiver, pourquoi ne pas les enrayer grâce à la “tech” ? La Silicon Valley s’engageait contre Escherichia coli ! Les maladies sexuellement transmissibles ont bientôt été dans le collimateur, et c’est ainsi que fin 2023, si ma mémoire est bonne, Vitalis nous a été proposée comme une application révolutionnaire (mais obligatoire), remplaçant la carte vitale et permettant d’adopter un comportement adapté de non-nuisance à autrui quand on est valétudinaire. Je crois que les seuls à se réjouir de la nouvelle furent les joggeurs, ces insupportables ministres du culte de la santé à qui j’ai envie de faire des croche-pattes chaque fois que j’en croise un !

Bon, mais le cap décisif a été franchi il y a deux mois. Désormais, en cas de pathologie grave, ce n’est plus le patient qui choisit – ou non – de documenter son profil, mais le médecin-soignant qui a obligation de le faire. Le principe affiché est la bienveillance sanitaire – dans la réalité, cette politique a creusé un fossé infranchissable entre les bien portants et les malades. Et je viens de sombrer dans l’inframonde.

Curieusement, ce qui m’inquiète ce soir plus encore que la maladie, c’est la noirceur de mon avenir social. Une déclaration d’Edward Snowden, en pleine crise du Covid-19, me revient en mémoire, éblouissante de lucidité : “Peu importe comment le traçage social est utilisé contre l’épidémie, ce qui se construit aujourd’hui est l’architecture de l’oppression.” Comme j’enrage d’avoir pris cette phrase à la légère !

Un patient qui aurait aimé rester anonyme.



Alexandre Lacroix

2 commentaires sur “Des philosophes et vous à propos du coronavirus”

  1. Merci pour cet article….. qui fait du bien! La philo permet de prendre de l’altitude en cette période de bouillie médiatique.
    Je crois que je vais m’abonner à Philosophie Magazine…..

    1. Merci à vous ! J’ai moins mauvaise conscience de disposer aussi librement de leurs textes (même si j’ai déjà d’autres raisons). Si vous souhaitez vous abonner à la Lettre de Philosophie Magazine qui paraît depuis les débuts de l’épidémie, c’est gratuit ! Et c’est vrai que c’est une lecture très stimulante. L’abonnement à Philosophie Magazine en numérique coûte 4 euros par mois.

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