Jour morose

Quand on vit à Pénestin, on a toutes les raisons d’être de bonne humeur. Le ciel qui joue des bleus et des gris, la baie de Vilaine, si joliment proportionnée, si agréable au regard, qui nous conte chaque soir une nouvelle histoire, les étangs, les marais, et mêmes les simples mares et eaux stagnantes des friches qui abritent une telle diversité d’êtres vivants. Et cette population à nulle autre pareille, qui mériterait qu’un sociologue s’y penche un jour ! Assez homogène dans sa pyramide des âges qui fait la part belle aux 60 et +. Mais tellement diverse elle aussi par ses origines : les prolos de Saint-Nazaire et leur vin blanc acide servi dans de petits verres de cuisine, les banquiers reconvertis en marins goûtant avec coeur la solitude de leurs escapades, les mytiliculteurs, pères de, fils de, qui cultivent la mer et approvisionnent les repas de fête à la fois simples et gourmands, les associatifs de toutes sortes, les sportifs, les culturels, les « activités de confort » et les « points de suspension » (expression locale désignant les associations environnementales), parmi lesquels un nouvel arrivant un tant soit peu curieux des autres est assuré de se faire des potes. Combien de talents de tous ordres ! Vous aimeriez rencontrer des peintres, des écrivains, des musiciens, des collectionneurs de coquillages… Il y a tout cela à Pénestin. Depuis 4 ans que j’y vis, j’ai tous les jours l’impression de voyager : les lieux se réinventent, les rencontres se téléscopent parmi les 2000 habitants de la commune, comme si un dieu farceur y avait multiplié tout à la fois les petits pains, le vin et les poissons. Pénestin est une mayonnaise, qui coagule avec plus ou moins de bonheur les locaux, les « pièces rapportées » et les nouveaux arrivants qui ne cessent d’affluer année après année. Elle est devenue une terre d’espérance, un Far West, une Nouvelle Frontière, qui ne veut même pas se souvenir qu’il y a peu, elle était encore enclavée derrière ses marais et ses traditions.

Je m’imagine vomir soudain au milieu des clients

Oui, mais voilà. Ici aussi, il arrive que l’on déprime. Tout à l’heure, je me suis arrêté au rayon des viandes hachées du Carrefour Market. « Arrêté » n’est pas le mot. Plus justement, je me suis abîmé dans leur contemplation. Le temps a passé. Allais-je prendre du bio 5% de matière grasse, du 15% ? Ou encore du haché de veau. Plus mou que le boeuf, et plus, comment dire ?… écoeurant, oui, c’est ça. Devant cette palette de choix, mon désir se rétrécit. Il relève brièvement la tête : en fait, ce qui me ferait plaisir, ce serait de pouvoir mélanger de la viande hachée à peine cuite dans une sauce épaisse, peut-être le pesto Genovese aux courgettes que l’on met dans les pâtes, ou une sauce à la viande, non je m’embrouille, ça ne doit pas exister, je l’ai peut-être rêvée. Sensation de dégoût, désormais, comme Roquentin face aux racines d’un platane, dans La nausée de Sartre. Une voix derrière moi : « Gérard, ça va ? » « Oui, oui ». Je suis absent, saisi, suspendu dans ce face-à-face avec des barquettes de bidoche. Dans une verve un peu théâtrale, je m’imagine vomir soudain au milieu des clients. Mais je me souviens. Il y a bien longtemps, alors que les dépressions étaient pour moi une seconde nature, cela commençait toujours de la même façon. Au supermarché, je parcourais les rayons du regard. Et je n’avais envie de rien. Je ressortais avec mon pochon vide. Tout me dégoutait. Je savais à ce moment-là que c’était parti pour 6 mois. Mon vieux fond m’aurait donc rattrapé à Pénestin, comme un fantôme qui aurait retrouvé mon adresse ? 

Ça me rappelle une anecdote : un jour, à Camoël, dans le restaurant au bord de la route qui a fermé entre temps, je suis assis seul au milieu des habitués du midi. On me sert. Je goûte, ne dis rien, ne pense rien, mais mon palais résiste à un plat plus ou moins chimique, plus ou moins industriel. Cela se voit sans doute sur mon visage, bien que je n’aie pas cherché à exprimer quoi que ce soit. Mon voisin me demande : « C’est pas bon ? » Je réponds : « Non, pas vraiment, c’est bien cuisiné, mais c’est le produit qui n’est pas bon » (j’ai oublié de quel plat il s’agissait). Alors, comme si c’était un coup monté, il se tourne vers un vieux monsieur qui a tout d’un agriculteur et lui dit : « Le jeune homme, il trouve que c’est pas bon. » Le monsieur répond : « Nous, ici, on fait pas les difficiles. » L’agriculteur défend la chimie, moi le bobo présumé, je défends la nourriture saine. Drôle de raccourci. Que signifie ce renversement des rôles ? Que dit-il du monde dans lequel nous vivons ? De ce monde tour à tour rugueux et morose ? La déprime individuelle qui n’a plus envie de rien rejoint-elle la déprime collective que suscitent la malbouffe, la laideur, le covid ?

A la caisse aussi, je m’enfonce dans mes pensées. « Vous prendrez les vignettes de Playmobil ? » « Les vignettes de quoi ? » Dehors, il pleut. Il pleut de plus en plus fort. Mon caddie roule dans le sens de la pente, il m’échappe lors d’un faux mouvement et emboutit un 4×4 à l’arrêt, ma capuche se dégrafe, je râle. Sur le chemin du retour, c’est désormais un déluge. Le ciel s’est assombri. Le vent se conjugue à la pluie. La route fait place par endroits à de larges surfaces d’eau. Des surfeurs traversent la route, leur planche sur le dos. Quelques branches cassées parsèment déjà le bas-côté. Il y a 6 mois, lors d’une tempête encore plus violente, certains arbres avaient été cisaillés à mi-hauteur. A Pénestin, les éléments se déchaînent régulièrement, le vent sculpte les arbres, le sel rouille vélos, voitures et outils. 

Les histoires de merde, ce n’est pas palpitant

Je m’arrête sur le parking de Loscolo. Il pleut moins, je fais des photos. La fin de l’interdiction de la pêche à pied n’est pas annoncée, on a juste enlevé l’ancienne affichette et laissé le panneau vide, comprenne qui pourra. Ce serait simple de dire « levée de l’interdiction de la pêche à pied », simple et sans ambiguïtés, mais on veut peut-être déjà faire oublier qu’elle a été interdite presque trois semaines, repeindre la réalité aux couleurs de la fiction. L’an dernier, un monsieur m’a dit avoir attrapé la tourista en mangeant des huîtres ramassées à Maresclé. Il a chié toute la nuit, elles étaient contaminée par la merde qui avait débordé des canalisations à Poudrantais et s’était mélangée à l’eau de pluie pour finir dans la mer. Cette année, ça recommence malgré les travaux. Où est l’erreur ? Ces histoires de merde qui ne suscitent ni commentaires sur le blog ni réponses de la mairie, ce n’est pas palpitant, ça ne donne pas du sens à ma vie. Il faut, c’est tout, ce sont les réalités de notre époque. 

Dans quel monde vivons-nous ! La gerbe me guette à nouveau, comme chez Carrefour Market tout à l’heure. D’ailleurs, j’ai parlé avec le chef adjoint qui accrochait des feuilles A4, 7 au total, pour informer qu’une partie des glaces étaient contaminées. Je voulais justement acheter du sorbet au citron pour allonger ma vodka, et les feuilles étaient à hauteur de genoux, écrites petit. Je lui ai demandé si le sorbet citron faisait partie des produits contaminés. J’ai vu que ça l’embêtait car ils sont souvent pressés et ça leur fait des ennuis, ces contaminations, mais il est gentil : il a recherché l’info. C’était plus facile pour lui car il reconnait les marques sur les photos en noir et blanc sans avoir besoin de lire les petits caractères : j’ai trouvé normal d’insister un peu et de réclamer d’un magasin qu’il m’apporte la garantie que les produits que je lui achète ne sont pas frelatés. Il y a deux ans, une amie a été malade une semaine entière après avoir mangé du fromage Saint-Félicien. C’était le prénom de mon père et c’est un peu pour ça que j’en achetais souvent. Maintenant, je me méfie. C’est devenu compliqué de faire des courses.

Les contaminations sont de plus en plus fréquentes : en mer, par exemple, ce sont les plastiques, les médicaments, les pesticides, qui sont en cause. Au lycée, j’ai lu Prévert, Camus, j’ai appris que c’était bien de s’engager, chacun en fonction de ce qu’il sait faire. Par exemple les photos que je prends, ou le sujet de philo du bac sur « Sommes-nous responsables de l’avenir ? » Ensuite, ce n’est pas simple. Il y en a qui n’apprécient pas. On m’accuse de chercher la polémique. J’imagine le gérant me dire : « Alors comme ça vous écrivez publiquement que mon magasin vous donne la gerbe, ce n’est pas bon pour mes affaires, et pas juste par rapport à tout ce que je fais de positif ! » Le maire : « Vous avez encore attaqué Carrefour ! », comme il me l’avait dit la dernière fois avec une expression d’incompréhension et de reproche telle que je la percevais à travers le téléphone. « Attaqué » ? Ah, il ne fait pas vraiment dans la nuance… Des gens me font la gueule quand ils me croisent, ils me regardent comme si j’étais un extraterrestre. Le maire se sert de ses réseaux pour diffuser des calomnies à mon égard. Avant d’être élu, il n’avait rien à me reprocher et trouvait mon blog très bien et très utile. Comprenne qui pourra là encore. Il y a des gens qui me remercient et me disent que sans le blog, ils ne sauraient rien des affaires de la commune. Mais j’avoue que ces regards suspicieux posés sur moi me font du mal. Certains me diraient de m’en foutre. Je pourrais aussi  arrêter ce blog. Qu’est-ce qui me donne le plus la gerbe ? Continuer à écrire des articles, rejoindre ceux qui s’en foutent ? Fatigue.

Si je le leur fais remarquer, ils vont se vexer

Une fois rentré, je m’assoirais bien au piano, mais j’ai laissé traîner des courriers qui ne peuvent plus attendre. Je vais vous en parler aussi, ils font partie du sujet. J’ai décidé de les appeler « problèmes administratifs 2.0 », vous allez comprendre. Ils sont de plus en plus nombreux et compliqués à gérer et on y passe, les uns et les autres, un temps fou. Le premier est simple, mais je ne sais pas comment tourner ma réponse pour ne pas vexer l’employée de ma mutuelle qui traitera mon mail. J’ai envoyé un relevé de la Sécu et ils me répondent en me demandant ce même relevé. Qui se trouve, évidemment, dans la copie de mon mail jointe en annexe. Oui, c’est embarrassant. Si je le leur fais remarquer, ils vont se vexer. Il faut de la psychologie pour s’occuper de ses affaires de Sécu ou de mutuelle. Entre temps, j’ai trouvé la solution : il fallait leur renvoyer le relevé comme si de rien n’était, sans commentaire. Mais c’est trop tard. J’ai écrit mon mail en demandant si le relevé que j’avais envoyé précédemment ne leur convenait pas pour des raisons de contenu (ce n’est pas le bon) ou de forme (ils le voulaient peut-être en pdf, en tableur, en jpeg, en pièce jointe). Ils ne vont rien comprendre et vont penser que je me moque d’eux. Je suis persuadé que j’ai mal fait. Je me souviens de la Roumanie en 1990, juste après la chute de la dictature : quand mes amis téléphonaient à une administration, on devinait leur obséquiosité sans avoir besoin de comprendre la langue, juste au ton de leur voix et à l’expression de leur visage. Même après la Révolution, la bureaucratie avaient conservé le pouvoir de faire, ne pas faire, bloquer, empêcher, ralentir… Ici, son pouvoir ressurgit quand la démocratie recule, quand les citoyens, les assurés, les administrés n’ont plus droit à l’erreur tandis que l’administration est en droit de les multiplier. Erreurs de psychologie contre erreurs de dossiers, pièces présentes-absentes, monde virtuel. Le monde change.

Mon deuxième dossier est bien plus épineux. Il y a deux ans, j’ai essayé de m’inscrire auprès d’une société américaine, Usenet, qui propose des milliers, et même des millions de documents d’information sur tous les sujets. Je n’ai pas réussi à m’inscrire à leur service. J’ai ensuite écrit que je souhaitais me désinscrire au cas où ma tentative d’inscription aurait laissé une trace. C’était bien là le noeud du problème : ils m’ont demandé la preuve de mon inscription pour pouvoir me désinscrire, bien que je n’aie ni numéro, ni quoi que ce soit d’autre. Et ils ont commencé à me prélever : 99,96 euros tous les ans. Ils ont leur siège à San Marin et leur service clients à Amsterdam. J’écris : « Will you continue to charge me that way until my death ? (Vous allez continuer à me ponctionner comme ça jusqu’à ma mort ?) » J’argumente : « il n’y a pas de contrat entre vous et moi. S’il y en avait un, j’en aurais reçu une copie que j’aurais signée. C’est à vous que revient la charge de la preuve. Vous devez prouver que vous avez une raison de me prendre de l’argent. » Je tempête : « I am very angry, as you may have noticed. » Ils doivent rigoler. Ils ont de la répartie. Ils répondent dans un délai de 2 ou 3 heures, avec des arguments, des réponses ciblées et intelligentes. Je suppose qu’il y a beaucoup de contestations et qu’ils ont embauché des diplômés de bon niveau pour les traiter. Job de merde. Je tente le tout pour le tout : « Vous vous sentez peut-être mal à l’aise avec les consignes que vous donne votre institution. » Je mouline, je gigote, je tape du pied, je m’épuise face à des sortes d’aliens contre qui je ne peux rien. Je bloque mon compte PayPal, ils ne pourront plus rien me prélever. Mais je veux me faire rembourser les deux années déjà prélevées. C’est comme si j’affrontais internet tout entier, un labyrinthe de miroirs qui se reflètent les uns les autres. Délinquance en col blanc, vente forcée… 

« Si vous n’êtes pas désinscrit, cela signifie que vous êtes inscrit »

J’ai fini par comprendre leur logique. Cela relève de ce qu’on appelle le carré sémiotique dans la science du même nom, qui est celle des signes. Je vous passe les détails. Désinscrit est le contraire d’inscrit, pas désinscrit est l’opposé de désinscrit. Le lien causal supposé est : « Si vous n’êtes pas désinscrit, cela signifie que vous êtes inscrit ». « Même si je ne me suis jamais inscrit ? » « Même si vous ne vous êtes jamais inscrit. » Voilà, c’est un exemple des « problèmes administratifs 2.0 » : des arnaques sophistiquées capables de vous pousser au suicide. J’y ai pensé, d’ailleurs. Non, pas à me suicider, mais à leur répondre que j’allais le faire. J’avais l’intention d’apprendre le japonais à la fin de ma vie pour avoir mes dernières conversations dans cette langue, à l’issue d’un long périple, lorsque j’approcherais de la « Forêt des Suicidés ». Et voilà qu’au lieu de cela, au lieu de choisir l’heure et le lieu de ma mort, c’est en anglais que j’allais virtuellement, « commettre le suicide », commit suicide. Je suis venu vivre à la campagne pour soigner mon potager, passer mon bateau au karcher, parcourir les sentiers côtiers. Il n’y a pas de répit. Ils sont lancés à ma poursuite. Cours camarade, maintenant, c’est le nouveau monde qui est derrière toi !

Un coup de fil vient m’interrompre. « Je vous appelle de la part de Floa Bank. » « Ah, non ! Je ne veux plus entendre parler de ceux-là. » « Ce n’est pas grave, je vais vous parler à titre personnel, je vous propose une garantie pour vos obsèques ! » Il tombe bien, lui !! « Je rêve ! Je m’occuperai de mes obsèques moi-même. Ne me proposez rien, je ne veux rien ! Vous comprenez ? » « Je comprends très bien, Monsieur, je suis diplômé de littérature française. » « Vous faites le pire des métiers, je suis désolé pour vous : le marketing est en train de nous bouffer tous. » « Je vais vous répondre : le marketing vous a profité, à vous les pays industrialisés. Vous avez gagné 4 points de croissance grâce à la délocalisation des activités de télémarketing [s’ensuit une série d’autres chiffres] » »Vous m’appelez d’où ? » « Pourquoi ? » « Juste pour savoir. » « Du Maroc. Maintenant, laissez-moi vous expliquer ! » « Non !! Je suis littéraire comme vous, et je me fais toujours avoir dans tout ce qui est business ou administratif. » « C’est un bon argument. Vous avez fait une mauvaise expérience et vous avez du mal à refaire confiance. J’aime bien parler avec vous parce que vous êtes intelligent et vous avez du répondant. » Etc. Dans les années 1960, il y avait des vendeurs d’encyclopédies qui faisaient les cages d’immeubles. Finalement, ce n’était pas mieux. D’ailleurs, nous les avons toujours, les encyclopédies… Le vendeur est peut-être à l’EHPAD, maintenant. A quoi bon tout cela ? Voilà qui me déprime à nouveau, vraiment.

Les images nous trompent, les mots, eux, ne trompent pas

Un autre coup de fil. Un bon ami à l’autre bout de la France qui m’avait demandé de corriger un texte. Il m’appelle en visio whatsapp. « Ça va ? Tu as vu les corrections ? Je t’ai mis des commentaires avec. » « Oui, justement, tu vas trop loin. Déjà, ça m’emmerde d’écrire ce genre de texte. Je renonce à les améliorer, j’ai autre chose à faire. » « Mais j’ai dû relire trois fois les principaux passages alors que je connais le sujet. Il faut que tu écrives en fonction de tes lecteurs. » « Personne ne connait les lecteurs, ils sont tous trop différents et chacun d’eux change selon les moments. » « Il y a des techniques par rapport à cela. On visualise l’un ou l’autre de ses lecteurs potentiels. On se représente comment il lira le texte et comment il y réagira. Quand j’étais prof, je disais qu’il faut être parano pour faire de la communication. » « Je n’ai pas envie de devenir parano, je n’y crois pas. » « Tu n’y crois pas. Mais c’est mon métier ! C’est comme si tu disais ‘je ne crois pas à la chimie je ne crois pas que H2O ça donne de la flotte.’ Je te dis ça en toute amitié. » Je le vois faire une grimace sur l’écran de mon portable. Je parle d’amitié et il fait une grimace. J’ai peut-être mal vu, les images nous trompent. Les mots, eux, ne trompent pas. Leur logique surprend parfois, mais elle est implacable. 

Il y a deux mois, une ancienne amie m’a demandé des explications sur mes comportements vis-à-vis d’elle. Je les lui ai données. Elle a répondu : « Ça ne tient pas debout. » Il n’y avait pas que cela dans son mail, mais c’est cette phrase qui m’est restée. Elle est tellement bizarre, tellement inattendue. Et si radicale, brutale, sans appel. C’est là que ça a commencé. Une déprime a toujours un début. Un grain de sable qui se glisse dans l’un des énormes engrenages qui font tourner un psychisme humain. Et ça a commencé à racler, à vibrer, à couiner. Elle me dit ‘ce que tu dis ne tient pas debout’, et je trébuche. Certains mots produisent des effets très précis, ils déplacent les objets, modifient les êtres. Ils détruisent parfois. « Si vous n’êtes pas désinscrit, cela signifie que vous êtes inscrit, même si vous ne vous êtes jamais inscrit, inscrit, inscrit… » Certains mots mènent au suicide. Ou à la folie. Ils font vaciller. Ils font chuter. Une métaphore, c’est une manière d’agir à distance, de modifier l’ordre des choses. La raison de ce pouvoir des mots, c’est qu’ils parlent déjà entre eux avant qu’un humain ne s’en saisisse. Ils babillent, ils jacassent, ils jouent, ils interfèrent, ils riment, ils résonnent. Il suffirait de très peu pour qu’ils raisonnent aussi, à l’écart de tout cerveau. Un humain trace sa voie au milieu d’eux, dans sa langue ou dans une autre. Il contourne leurs chausse-trappe, rebondit sur des trouvailles qui ne sont pas les siennes, des trouvailles que les mots ont concoctées tout seuls, entre eux. Il progresse en titubant entre la violence des mots et leur sagesse. Formules de sorcières tirées de leur grimoire. Mantra. Mots de prêtres et de chamans. Mots rêvés. Mots du dictionnaire. Quiconque écrit sait qu’il ne fait que tracer un frêle chemin entre des forêts de mots, qu’il les écarte doucement, à mains nues, se blessant sur leurs rebords coupants.

Ce qu’un mot a déclenché, d’autres mots peuvent l’arrêter. C’était le sens de ce texte. Je ne l’ai pas écrit en pensant à mes lecteurs, il avait pour but de me faire du bien. C’est la première et la dernière fois que je cède à cette forme d’écriture « médicinale », si répandue pourtant, et que je désapprouve en général. J’ai supposé que les lecteurs, même en position subsidiaire, y trouveraient peut-être leur compte, car l’écriture est spontanément généreuse. Si ce n’est pas le cas pour certains, je m’en excuse auprès d’eux. 

« Ça va mieux ? Sore wa yoidesu ? » « Hai »

6 commentaires sur “Jour morose”

  1. Très réaliste ! Le BEAU nous sauvera, mon frère 😉 J’éprouve de la jubilation à retrouver certains Renoir ou Monet au Musée d’Orsay, jouer et rejouer qqs variations Goldberg de Bach, me lever tôt et écouter les oiseaux dans le jardin… La laideur, la pourriture, le mensonge, la malhonnêteté ne seront hélas pas à combattre mais, d’après moi, à éviter. Pour apporter notre propre message !

  2. Merci Gerard pour Morosité, il ne faut surtout pas t’en inquiéter et elle nous permet de réfléchir…
    « Ce n’est pas un signe de bonne santé que d’être bien adapté à une société profondément malade. » Jiddu Krishnamurti (Philosophe d’origine indienne, 1895-1986).

  3. Gérard,
    On a Besoin de ton blog. A l’heure où la quasi totalité des médias appartiennent à des groupes de pressions (je n’y inclue pas OF), où les journalistes n’ont plus le temps et parfois la volonté de creuser leurs sujets (j’y oncle OF), où le trumpisme a montré que la vérité était une substance volatile, où internet sert les théories les plus absurdes, tout ce qui peut faire contrepoids est nécessaire et utile.
    Certains ne te trouveront pas impartial, mais je suis absolument convaincu de ta sincérité, une vertu désormais bien rare et bien plus importante.
    Haut les cœurs!
    Jacques Laissus

  4. Je vous lis assez souvent pour avoir des informations non filtrée de cette commune dans laquelle j’ai passé tant de vacances qu’elle fait partie de mon petit patrimoine personnel
    Votre travail est intéressant, utile, et de grande qualité.
    J’espère que cet épisode cafardeux sera court
    Bon courage

  5. Gérard,
    tu es trop sensible. Toutes les stupidités, niaiseries, méchancetés te touchent. Pour survivre ici, il est nécessaire de porter un blindage et d’être indifférent à tous ceux qui sont par nature bêtes ou méchants. Il te reste encore un apprentissage ou un durcissement à faire pour vivre complétement. Tu as raison, Pénestin peut être un paradis à condition d’y vivre au dessus de ces petits désagréments que représentent certains, le monde peut se révéler appréciable si nous savons manifester du mépris ou de l’humour contre ces stupidités mercantiles ou administratives.
    As-tu remarqué que le soleil gagne toujours sur la pluie.

    1. Merci Daniel, j’apprécie tes remarques et tes conseils. Je voudrais clarifier une chose : je n’ai pas écrit ce texte pour me plaindre de la bêtise ou de la méchanceté de tels ou tels. Je ne pense pas vraiment en ces termes. Je voulais mettre des mots sur le sentiment dépressif, montrer qu’il y a de multiples raisons, individuelles ou collectives, de déprimer (et encore, je n’ai pas eu la place de développer la réflexion par rapport au covid sans allonger encore beaucoup le texte), et donner au passage quelques “trucs” que certains pourraient juger utiles, pour gérer l’état dépressif.

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