La vérité comme un absolu – [ vérité et mensonge, 2 ]

(J’ai fait des modifications, des corrections, sur le texte 1 de cette série. J’en ferai peut-être sur celui-ci aussi. Comme je vous le disais, le sujet n’est pas facile…)

Albert Camus définit le mensonge ainsi : 

« Mentir, ce n’est pas seulement dire ce qui n’est pas. C’est aussi, c’est surtout dire plus que ce qui est. »

Ces deux phrases un peu mystérieuses deviennent limpides dès qu’il leur donne un objet concret. Elles s’appliquent à Meursault, le personnage de son roman « L’étranger », paru en 1942.

Meursault reçoit un télégramme lui annonçant la mort de sa mère. Il se rend dans l’asile où elle a fini ses jours et participe à la veillée et à l’enterrement. Dans son récit, il donne l’impression d’être insensible, et plus encore, décalé par rapport aux questions qu’on lui pose, aux attitudes qu’il observe chez les uns et les autres :  « Derrière nous, les conversations reprenaient. On aurait dit d’un jacassement assourdi de perruches. » Il hésite, puis fume une cigarette avec le concierge devant le cercueil de sa mère. Il finit par s’endormir. 

Il refuse les « semblants » sur lesquels la société est bâtie

Le lendemain de l’enterrement, Meursault va se baigner. Il rencontre une ancienne dactylo de son travail, l’emmène au cinéma, puis passe la nuit avec elle. Les choses se précipitent lorsqu’un concours de circonstances le conduit à tirer sur un homme et à le tuer. Dès lors, tout ce qui précède se transforme en arguments soupesés par les jurés de son procès, arguments qui conduisent à voir en lui un être monstrueux qui mérite la mort.

La citation que j’ai reproduite plus haut est tirée d’une préface écrite en 1955 pour l’édition américaine du roman. Camus y explique quelles ont été ses intentions en créant le personnage de Meursault. Un personnage qui « ne joue pas le jeu ». En d’autres termes, qui « refuse de mentir ». Qui refuse les « semblants » sur lesquels la société est bâtie.

« On lui demande par exemple de dire qu’il regrette son crime, selon la formule consacrée. Il répond qu’il éprouve à cet égard plus d’ennui que de regret véritable. Et cette nuance le condamne. »

Quel idiot, direz-vous sans doute ! Il gâche toutes ses chances. Il suffisait d’un mot. Il suffisait de dire : oui, je regrette. Mais cela, il ne sait pas faire. Il n’est capable de dire que ce qu’il ressent. Il ignore les semblants et les stratégies. 

Une passion profonde, parce que tenace. Celle de l’absolu et de la vérité

Et vous-même ? Vous est-il arrivé de dire un jour une phrase qui ne vous aura certes pas coûté la vie, mais vous aura fait perdre l’amitié d’un proche, l’affection d’un frère, le soutien d’une personne fidèle ? Vous l’aurez prononcée parce que pour vous, elle était vraie, et qu’à ce moment-là, vous avez jugé cette vérité importante à dire. C’est tout, rien à ajouter. Vous ne pouviez peut-être tout simplement pas faire autrement. Vous n’êtes pas indifférent aux conséquences, mais ce qui vous a poussé à parler était plus fort.

Camus dit de Meursault :

« Une passion profonde, parce que tenace, l’anime. La passion de l’absolu et de la vérité. »

Il n’est pas un intello. Ni un agité, ni un militant. Camus a ces mots, surprenants et en fin de compte d’une grande force, pour le décrire : « un homme pauvre et nu ». A l’image de la vérité sans fioritures qui fait corps avec lui. Il ne dit pas « plus que ce qui est ». Rien ne vient atténuer, ni altérer, la vérité simple et “nue” qui s’impose à lui.

les “semblants” hypocrites qui servent à “huiler” les rouages de la société

Il me semble que Brassens a eu une intuition similaire quand il écrivit, en 1954 :

“Toi, l’Auvergnat qui, sans façon
M’as donné quatre bouts de bois
Quand dans ma vie il faisait froid.”

“Sans façon” s’accorde avec la pauvreté du couple modeste qui l’a hébergé en mars 1944, alors qu’il fuyait le STO. La chanson fait ensuite référence à un “étranger” qui lui a souri et n’a pas applaudi quand les gendarmes l’ont pris.

Meursault est un étranger, comme y insiste le titre du roman. Un étranger à la vie sociale, du moins. Il est ignorant des “usages”, de tout ces “semblants” hypocrites qui servent à “huiler” les rouages de la société. Il est économe de ses mots. Il partage les joies simples des gens de sa condition : une tasse de café, un repas “chez Céleste”, une excursion à la plage. Son univers se limite au présent et à ce qui l’entoure. C’est là que se situe sa vérité. Le reste lui “est égal”, est “sans importance”, pour reprendre ses mots. Mais la société, se sentant « menacée » par une telle indifférence, se venge. Il encaisse, il ne fait aucun compromis. A sa petite échelle, la vérité est un absolu.

1 commentaire sur “La vérité comme un absolu – [ vérité et mensonge, 2 ]”

  1. Raconter une partie de la vérité est déjà une restitution édulcorée de la réalité soit un mensonge. Je suis moi même une sorte de Meursault ; ce n’est pas une situation confortable mais le mensonge l’est moins.

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