Peur à l’Est. Peur à l’Ouest

Je vous écris ce texte bizarre parce qu’il n’y a rien d’autre à quoi je crois plus profondément et qui me préoccupe autant.

Comment ferons-nous, quand les Biélorusses auront gagné leur liberté, pour cohabiter avec eux dans l’Union européenne où nous les aurons accueillis avec enthousiasme (et sans qu’ils nous le demandent) ? Ils sont tellement courageux et nous sommes tellement froussards. Ils ne sont pas très différents de nous, mais ils sont le contraire de nous. Un peuple entier. On dit qu’il ne faut pas généraliser. Là, si, il faut généraliser. Tous ils ont peur. Tous ils ont surmonté cette peur. La peur d’être arrêté sans raison en allant faire ses courses, la peur d’être torturé jusqu’à nous briser les os, la peur de mourir dans la souffrance. La peur que notre fils ou notre père, notre fille ou notre mère, soient frappés et tués.

Nous, nous avons peur de mal dormir la nuit prochaine, peur d’avoir mangé trop lourd, peur que notre cholestérol ait monté, peur que la télé tombe en panne, peur qu’il fasse mauvais demain, peur d’emmener un copain dans notre voiture et qu’il nous refile le Covid. Nous avons peur de déranger, peur d’être ridicules, peur de nous faire remarquer, peur de faire peur, peur de nous engager, ne serait-ce qu’un tout petit peu, pour que notre planète devienne moins dure pour ses hôtes. Ou que ceux-ci deviennent moins durs pour elle.

Quand les Biélorusses seront européens, certains viendront en vacances ici. Nous aurons tellement honte de nos renoncements que nous déciderons de leur faire des cadeaux : tiens, prend mon bateau, prend mes livres, viens, je t’invite au restau, je te paie une bourriche de moules ! Non, ils ne veulent pas ? Alors je n’insiste pas. Comme d’habitude. On n’insiste jamais assez. On renonce, même à insister. Vous ne croyez pas que vous pourrez vous racheter un autre bateau et d’autres livres !?

Nous avons rêvé, à l’époque de Bourvil et de de Funès, que tous les Français avaient été résistants pendant la guerre. Eux, les Biélorusses, n’ont guère rêvé. Leur pays, une sorte de trou noir pas si loin d’ici en fin de compte, au centre de l’Europe, partagé à l’époque entre l’URSS et la Pologne, s’est trouvé comme aujourd’hui dans l’œil du cyclone. Ravagé par les Allemands puis par les Russes, il a perdu 25% de sa population. 800 000 Juifs ont été exterminés. Tués, pendus, exécutés, les Biélorusses et les Juifs, un par un.

Enfant, j’avais un correspondant à Minsk. Il était physicien. Nous nous écrivions en esperanto, cette langue inventée par un Polonais, Louis-Lazare Zamenhof, pour favoriser la paix entre les peuples, entre les hommes. Je rêvais de découvrir l’Est, d’apprendre le tchèque, le hongrois, le russe. Une façon sans doute de m’évader de mon environnement, de ma famille. Aujourd’hui, je rêve d’un monde plus humain où l’on se parle et où l’on s’écoute, un monde, simplement, où chacun ose aller au bout de ses rêves.

Ci-dessous le texte d’un écrivain biélorusse récemment retourné dans son pays.

Biélorussie : « Nous vivons dans un pays dont des terroristes se sont emparés »

Le Monde, 19 septembre 2020

Sacha Filipenko, Ecrivain

L’écrivain biélorusse Sacha Filipenko raconte, dans une tribune au « Monde », son retour dans son pays natal pour soutenir et documenter le soulèvement du peuple contre l’autocrate Alexandre Loukachenko.

Tribune. Au moment où je vous parle, nous vivons dans un pays dont des terroristes se sont emparés. En direct, nous voyons des gens armés terroriser un peuple entier. Chaque jour, des hommes masqués font irruption dans nos maisons ou nous kidnappent dans la rue. Chaque jour ! Ces terroristes prennent des écoliers, des femmes et des journalistes en otage. Ce sont des faits. En ce moment même, là, dans mon pays, des gens sont battus à mort et, ensuite, dans un maladroit simulacre de suicide, on les transporte jusqu’à un parc et on les pend aux arbres. On tire sur la population. Dans le dos, dans la tête, à vue, on tue. Les exactions se poursuivent tous les jours, pourtant personne ne peut nous aider. Nous n’avons ni police, ni armée, ni KGB, parce que le ministère de l’intérieur, le KGB et l’armée sont précisément les terroristes qui se sont emparés de nous.

Malgré toutes les horreurs qui nous arrivent, nous nous efforçons de ne pas perdre courage, de rester des gens libres et, le soir, d’aller par exemple au café

C’est donc ainsi que nous vivons et, malgré toutes les horreurs qui nous arrivent, nous nous efforçons de ne pas perdre courage, de rester des gens libres et, le soir, d’aller par exemple au café. Avec nos amis (ceux qui, pour l’instant, n’ont pas été arrêtés et qu’on ne torture pas dans quelque prison), nous nous efforçons de faire comme si rien n’avait changé dans notre pays, mais sans résultat probant.

A notre table, à la table voisine et à toutes celles qui nous entourent, les gens ne font que parler politique et des événements en cours. Ce n’est même pas que nous n’en ayons pas envie, mais nous sommes juste physiquement incapables de parler d’autre chose. Nous ne regardons pas de films, nous ne draguons pas de filles ou de gars. Même si, tout à coup, nous nous mettons sans raison à parler football, nos commentaires ne portent guère sur les actions, pour se muer bien vite en une évaluation des gestes de solidarité après chaque but. Nous n’avons plus d’équipe favorite. Désormais, nous sommes tous contre le Dynamo (parce que c’est l’équipe de la police) et soutenons le Krumkachy avec une belle unanimité [club de football amateur dont deux joueurs ont été roués de coups lors de manifestations pacifiques ; l’un d’eux a eu la colonne vertébrale brisée].

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Si la conversation en vient à porter sur une fille, ce n’est ni sa beauté ni son charme que nous commentons, ni son sens de l’humour ni son arsenal de sarcasmes, mais son courage, sa créativité et son intrépidité.

Les manifestations durent depuis déjà plus d’un mois et, à présent, il est évident pour tout le monde que si le troisième jour, après une dispersion extrêmement violente des manifestants (à coups de balles en caoutchouc et de Flash-Ball), les femmes n’étaient pas sorties dans les rues de Minsk avec des fleurs, il est fort probable que le mouvement aurait calé depuis longtemps. Installés au café, nous convenons tous que ce sont précisément les femmes biélorusses, les intrépides femmes biélorusses, au cœur de cette orgueilleuse protestation, qui recevront le prochain prix Nobel de la paix, parce qu’il ne peut en aller autrement, parce que cette récompense deviendra un simple écho de la véritable récompense, à savoir la liberté pour laquelle nous nous battons tous à l’heure actuelle et que nous conquerrons forcément.

Oscillations émotionnelles

A côté du café, il y a un vélo. Son propriétaire l’a attaché là le 9 août pour se rendre à une manifestation pacifique. Un mois s’est écoulé, nous ne savons toujours rien de lui. Mes amis sont persuadés que, sur le long terme, nous avons déjà gagné, mais en même temps, ils se sentent accablés par le maintien d’Alexandre Loukachenko à son poste.

Mes amis disent qu’en voyant tous ces jeunes gens magnifiques et talentueux sortir dans les rues des villes ils ont envie de rester et de se battre pour un avenir dans ce pays. Toutefois, simultanément, untel avoue que son frère est déjà en train de choisir entre Kiev et Varsovie, oui oui, et aussi untel, un expert en IT [technologies de l’information], et sa sœur. Les gens partent. Combien de fois, au cours de notre histoire, sommes-nous devenus les ex-enfants de notre pays ?

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En observant mes amis proches, je remarque des oscillations émotionnelles qui, avec une grande amplitude, les projettent de-ci, de-là. Par lassitude, ils ont tous quitté la majorité des messageries instantanées faisant état en permanence de ce qui se passe en Biélorussie. Cependant, en parallèle, ils tendent presque constamment la main vers leur téléphone, afin de vérifier les nouvelles et de savoir quel énième site a été bloqué ou qui a été arrêté cette fois. Bien entendu, à notre table comme à de nombreuses autres, beaucoup de conversations portent sur la peur, la façon de s’en accommoder, ses conséquences. Les gars n’ont pas honte de parler de sa présence, du recul et de la transformation de la peur. Je leur demande s’ils éprouvent de l’angoisse et ils sont trois sur les quatre à affirmer qu’elle relève désormais du passé. Seul un ami avoue que la peur s’est incrustée en lui et l’empêche de vivre.

Il est très facile de comprendre Sergueï. Même si Minsk paraît paisible, de nombreux parents vont dorénavant faire les courses séparément, afin de ne pas être appréhendés simultanément. Chaque jour, des individus en civil arrêtent des passants dans la rue.

Là, au café, nous voyons une connaissance commune, un médecin des urgences, qui me raconte ce que nous savons déjà tous : les 9, 10 et 11 septembre, au cours de chacune de ses gardes de nuit, on lui a amené des gens ayant subi des tortures. Il donne le chiffre de 750 blessés. Toutes ces personnes étaient victimes de traumatismes graves. A présent, Loukachenko annonce qu’il n’y a eu aucune torture et que ces femmes se sont peinturlurées en bleu exprès. On dirait bien que nul d’entre nous n’a plus le moindre doute sur la santé mentale déficiente de notre ex-président.

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Tout le monde cherche à composer avec la peur. Une autre de mes connaissances avoue que, la première fois qu’elle a participé à une marche des femmes, elle avait glissé des serviettes hygiéniques et des sous-vêtements dans son sac à dos, pour le cas où elle serait arrêtée, et elle était vêtue d’un survêtement confortable. Maintenant qu’elles se rendent à leur troisième, cinquième, septième marche, les participantes revêtent à dessein de belles robes aux couleurs éclatantes, et ces Biélorusses intrépides crient aux policiers antiémeute qui les talonnent sur tout le parcours : « Inutile de nous accompagner ! » et « Aucune de nous ne couchera avec vous ! »

Macha a disparu

La révolution qui a lieu en ce moment est avant tout une révolution de la fierté. Ce ne sont pas des revendications économiques ou politiques qui ont émergé au premier plan, mais des exigences éthiques et morales. Nous voulons être appelés des gens libres !

Après avoir parlé des femmes, nous évoquons aussitôt nos amis emprisonnés ou contraints de quitter le pays. Voici seulement quelques-uns de ceux que nous nous remémorons ce soir. Je connais Sacha Vassilievitch depuis plusieurs années. J’ai souvent présenté mes livres dans sa magnifique galerie d’art contemporain. Quand nous nous rencontrions, Sacha et moi ne cessions de plaisanter, tout en causant peinture et littérature. Sacha a ouvert la meilleure agence publicitaire de Minsk, puis a créé d’abord la galerie susmentionnée, et ensuite une autre. Sacha se trouve à présent en prison : il constitue une menace.

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Vladimir Tsesler est un grand peintre dont les travaux sont connus de chaque Biélorusse. Cet homme suprêmement intéressant, avec qui j’ai des amis communs de Moscou à Jurmala, en Lettonie, a quitté le pays sous la pression. Le régime dictatorial perçoit ses travaux comme une menace. Guenia Sougak, la rédactrice en chef de The Village Belarus, a quitté elle aussi la Biélorussie. Pourquoi ? Vu qu’elle est amie et travaille avec Sacha Vassilievitch, elle représente une grave menace.

Denis Doudinski, célèbre présentateur de télévision, qui a participé à mes lectures solidaires [chaque jour, trente acteurs, musiciens, journalistes célèbres ont lu le roman Le Fils d’avant, de Sacha Filipenko, qui décrit les vingt années de coma dans lequel se trouve le pays à cause de la dictature de Loukachenko], est à l’heure actuelle emprisonné et subit des pressions. Il s’est permis de participer à des manifestations pacifiques ; autrement dit, il représente une immense menace.

J’ai fait la connaissance de Macha Kolesnikova il y a de nombreuses années, à Stuttgart. Elle était venue à une rencontre au cours de laquelle je présentais Le Fils d’avant à des lecteurs allemands. Par la suite, Macha est venue plusieurs fois assister à mes lectures en Allemagne et en Biélorussie. La dernière fois que nous nous sommes vus, à Minsk, Macha m’a parlé du nouveau lieu de création, une grande galerie, où elle travaillait. Elle a dit à mon fils, Romka, qu’elle l’y invitait et l’attendait avec impatience à ses cours de robotique. Macha a disparu, car Macha constitue une immense menace !

Exigeons l’impossible

Autour de notre table, dans ce café, nous tombons tous d’accord sur un constat : si vous êtes peintre ou écrivain, si vous êtes galeriste ou simplement un être libre, si au cours de votre vie vous avez lu plus d’un paragraphe et avez l’outrecuidance de donner votre avis, si vous avez songé à rendre votre pays meilleur et plus moderne, alors vous représentez une menace absolue pour la Biélorussie. Et ce régime veut nous détruire, nous briser, nous modifier, mais nous comprenons que ça ne se produira pas, parce que vit désormais en nous, à côté de la peur, une foi immense !

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Tous, autour de cette table, nous croyons que, sous peu, nous aurons une avenue des Héros et une placeNina-Baguinskaya, que Maria Kolesnikova demandera qu’on ne donne son nom à aucun monument et que des drapeaux blanc-rouge-blanc vont se déployer au-dessus de nos villes. Nous croyons de tout notre cœur que, dans nos jardins d’enfants, nos écoles et nos universités, chacun pourra choisir dans quelle langue il recevra son éducation et que nous n’aurons plus de prisons. Nous croyons que jamais nous n’oublierons ceux qui ont donné leur vie pour notre Liberté et que jamais plus la Biélorussie ne sera le pays de la peur, elle qui deviendra la République du rêve. Nous y croyons !

Bien entendu, nous ne croyons pas dans nos footballeurs, mais dans tout le reste, en revanche, oui !

Nous croyons que nous finirons par respirer, que, par un matin ensoleillé, nous commanderons un café en souriant au passant. Nous croyons que, par une chaude soirée, nous nous rassemblerons devant les écrans de télévision afin de regarder un mémorable concert de solidarité. Nous croyons qu’il y aura des surprises aussi nombreuses que réjouissantes et nous croyons que la Biélorussie deviendra le pays des initiatives généreuses. Nous croyons que des centaines de milliers de Biélorusses vont revenir chez eux, que l’espoir ne va pas nous abandonner ! Nous croyons aller au-devant d’innombrables difficultés, que nous serons prêts à affronter ou non, mais que nous surmonterons quoi qu’il en soit !

A présent, nous croyons même que notre équipe nationale parviendra enfin en phase finale de la Coupe du monde de football et… non, nous sommes réalistes ! Nous comprenons parfaitement que ces nullités ne parviendront à rien et, puisque j’ai entrepris de vous parler de mon pays, de ce qui nous arrive et de ce qui nous arrivera, je vous dirai honnêtement que, bien entendu, nous ne croyons pas en nos footballeurs, mais en tout le reste, en revanche, oui ! Nous croyons en tout le reste et, comme vous l’avez fait jadis, en restant réalistes, nous exigeons l’impossible !

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J’aurais voulu vous raconter encore beaucoup de choses sur moi, sur mes amis, sur le café où nous sommes installés, mais, pour commencer, je vous envoie ne serait-ce que ce petit article, car je n’ai aucune certitude que, d’un instant à l’autre, Internet ne soit pas coupé dans toute la ville.

(Traduit du russe par Raphaëlle Pache)

Sacha Filipenko, né à Minsk en 1984, est écrivain, journaliste et scénariste, notamment pour la télévision russe. Il a écrit, entre autres, « Croix rouges » (Les Syrtes, 2018) et « La Traque » (Les Syrtes, 216 pages, 15 €)

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