Je ne connais pas son nom. Je n’ai jamais pensé à le lui demander. Il porte un long manteau noir avec une capuche qui masque une partie de son visage. Est-ce un vêtement traditionnel ? Un costume de théâtre ? Celui d’un pénitent débarqué d’une autre époque ? Ses yeux vous fixent. Deux billes noires, elles aussi, qui affichent en permanence un sourire étonnamment doux. Lorsqu’il parle, ses lèvres s’entrouvrent sur des dents légèrement espacées. Son menton est parsemé de poils blancs. Il a la cinquantaine. Nous sommes dans une grande ville de Tunisie.
Chaque fois que je sors de l’hôtel en fin de journée, il est là : il m’observe et me sourit. Il semble désireux d’engager la conversation. Le deuxième jour, je le vois assis sur un rebord de trottoir que les marchands ont abandonné à la nuit tombée. Je m’assois à côté de lui. Il parle un peu français, mais préfère parler italien. Il y a longtemps que je n’ai plus parlé cette langue et mon expression est hésitante. A mes questions, il répond qu’il travaille là tous les soirs comme agent de sécurité. Je lui demande s’il pratique un sport de combat, s’il s’entraîne. Non, plus maintenant, mais il vit dans ce quartier depuis son enfance. Il en connaît tous les occupants et est à même de résoudre les problèmes que causent certains lorsqu’ils ont trop bu et deviennent « mauvais ». Pour le moment, l’endroit est vide, sans doute depuis que le restaurant qui jouxte l’entrée de l’hôtel a fermé ses portes vers 20 h 30.
Ce calme ne dure pas. Un homme vient lui parler. Leur conversation, que je ne comprends pas, devient véhémente. Mon nouvel ami crie presque, tandis que l’autre commence à s’éloigner. Je demande de quoi il s’agissait. L’homme s’est fait voler son portable dans l’après-midi, sur la place voisine. Il est venu solliciter X, appelons-le ainsi, pour essayer de récupérer son bien auprès des voleurs. Celui-ci considère que ce n’est pas son boulot. L’homme n’avait qu’à faire attention et surveiller ses affaires. C’est de sa faute. Ses yeux, un moment envahis par la colère, retrouvent leur sourire. Je comprends que sa morale est complexe. S’il intervient, il lui faut ménager des gens auxquels il aura de nouveau affaire à l’avenir. Ceux qu’il a peut-être connus enfant, avant que le destin en fasse des commerçants, des guides touristiques ou des voleurs. Mais son rôle, à ce qu’il semble, est surtout de protéger les clients de l’hôtel. Un hôtel sans faste, aux chambres minuscules dont beaucoup n’ont qu’une salle de bain commune à l’extérieur, fréquenté pour une large part par de jeunes Européens.
Le lendemain, je suis fatigué et ne m’attarde pas. « Passe une bonne nuit », me souhaite-t-il. Puis nous poursuivons la conversation le jour suivant autour d’une table installée face au restaurant. Je lui annonce que j’ai trouvé un autre hôtel, plus confortable et moins bruyant, plus loin dans la médina. Il caresse l’un des nombreux chats qui peuplent le quartier, un chat roux à l’anus boursouflé et qui a perdu son oeil droit, beau malgré tout. « Questo è un bandito ! », me dit-il. Comme souvent, les mots d’une phrase française ou étrangère m’entraînent dans une rêverie avant que je me fixe sur son contenu. « Bandito » : ce mot, que je n’ai encore jamais rencontré en situation, sonne bizarrement, alors qu’il m’est familier en espagnol, « bandido », peut-être à cause du film « Bandidas » !
« Pourquoi dis-tu que ce chat est un bandit ? » Il me répond que c’est à cause de son œil manquant. Son sourire s’est élargi. Il aime vraiment ce chat des rues. La dureté du monde qui nous entoure – lui plus que moi, bien sûr… – s’y incarne peut-être.
Deux jours plus tard, je reviens le voir. Je le trouve en train de plaisanter avec Houssem, le serveur du restaurant. Celui-ci me parle en espagnol. Je leur dis que si nous mélangeons l’espagnol et l’italien je vais me perdre, et ils rient tous les deux de bon coeur. Je n’ai pas encore parlé de Houssem, 22 ans, son portable toujours en main, électrisé comme s’il était monté sur une pile. Les rires que nous partageons sont-ils le signe d’une amitié naissante ?
J’aime imaginer qu’un voyage est fait de rencontres, de ces rencontres au départ improbables qui laissent croire qu’on a parfois plus, ou disons autant, à partager avec des êtres éloignés de nous qu’avec nos proches. C’est le choc des différences qui produit un son inédit. Le cinéma italien d’après-guerre s’est bâti sur ce constat. L’enfant des rues romain qui projette de détrousser un soldat américain black tellement saoul qu’il a perdu tout regard lucide sur ce qui l’entoure, puis qui finit par l’emmener dans une famille qu’on ne lui imaginait pas. Le protagoniste du « Voleur de bicyclette » qui promène un regard vide sur la ville qui lui est devenue étrangère sans son vélo.
L’étranger, l’étrange, celui que vous devenez lorsque votre environnement vous échappe, mais aussi lorsque vous partez en voyage. Des souvenirs anciens ne font rien à l’affaire. Vous n’êtes plus le même et le pays a changé. Il y a bien longtemps de cela, presque 50 ans, j’ai joué au foot avec des gamins à Tunis, j’ai joué avec les mots de leur langue, j’ai avalé un piment entier sur le marché, par pur défi, je n’ai pas protesté lorsqu’un masseur m’a plus que maltraité, carrément massacré au hammam. Il se vengeait sans doute sur moi des méfaits de la colonisation. A présent, je suis un vieil homme au pas lent, qui aime raconter des histoires et croit qu’on l’écoute.
Houssem aussi raconte des histoires. Il me parle des femmes. En Tunisie, me dit-il, on trouve normal de payer pour coucher. Je réponds que les « amours tarifées » sont trop brèves par rapport à celles qu’une véritable amoureuse lui offrirait. Il me dit que non, car les filles le connaissent. Non seulement elles ne le font pas payer, mais elles lui accordent la moitié de la nuit et il peut recommencer « une fois, deux fois, trois fois, quatre fois, cinq fois, six fois, sept fois ». Oui, il a compté jusqu’à 7. Il a ri.
Houssem est un affabulateur, les filles qu’il fréquente le connaissent sans doute plus pour sa tchatche que pour ses performances. Je le sais maintenant : il se sert de ce qu’on lui dit pour broder. Lorsque nous parlions, je pensais trouver en lui une représentation de la jeunesse tunisienne. Et je rêvais à moitié en me laissant bercer par ses récits. Je pensais à autre chose. Dans ma tête résonnait une chanson de Michel Polnareff : « A mon procès j’ai fait citer une foule de témoins, toutes les filles du coin qui m’connaissaient bien ».
Le dernier soir avant mon départ, je discute avec X. La Tunisie t’a fait du bien, me dit-il. Puis il enchaîne. « Tu devrais me donner un peu d’argent tunisien. » Je ne l’ai pas vue venir, celle-là ! Dans la médina, on vous aborde en vous racontant que son enfant est à l’hôpital, qu’on ne peut pas payer les médicaments. Ce sont des choses qu’on ne dit pas à un ami. Je croyais m’être rapproché de X. Je ne réponds rien. Un peu plus tard, il me dit : « Sei un bandito ! ». Comme le chat ?! Le chat borgne au cul enflé. « Perché dici questo ? » « Tout à l’heure, je t’ai dit que tu pourrais me donner un peu d’argent tunisien et tu n’as pas répondu. Je n’ai pas d’argent pour acheter des cigarettes. » Je sais qu’il reste là tous les soirs jusqu’à 3 heures du matin. Quand le restaurant est fermé, que les passants se font rares, cette absence de cigarettes doit être insupportable pour un fumeur. Je sais aussi que le malheur des gens, ici, est qu’ils travaillent toute la journée pour quasiment rien. « Ce n’est pas un salaire », disent-ils.
C’est tout. Il n’y a pas à chercher plus loin. La veille, j’ai donné de l’argent à un imposteur et lui, je ne lui glisse finalement que 20 dinars dans la main. A cause de cela justement. À cause de l’imposteur, tunisien comme lui. Je n’ai vraiment rien compris. Comme aurait dit Sartre, c’est à travers ses actes qu’on se révèle. Mes rêveries, mes réflexions, mon goût pour les mots ne m’ont servi à rien. Vieillir ne m’a pas plus servi. La même chose vaut pour Sartre : un bavard, finalement, un amateur de mots, qui a même écrit « Les mots », et aussi « L’enfance d’un chef ».
Machiavel, qui ne parle que d’action, a expliqué que lorsqu’un archer vise un ennemi, il y a un court instant où il cligne des yeux, et que pour atteindre sa cible, il doit viser légèrement au-dessus. Voilà un fait d’expérience qui ne se justifie d’aucune logique. Finkielkraut a écrit dans un texte de jeunesse que le tourisme est une emphase des yeux, le touriste est partout au spectacle, il a abandonné toute volonté d’agir.
En vieillissant, je crains d’être devenu semblable à ce touriste, j’ai cessé d’être un voyageur. Je ne suis plus qu’un vieux touriste bavard. A quoi bon avoir lu, réfléchi, travaillé ? Le réel nous glisse entre les doigts. Houssem s’arrête soudain tandis que nous marchons côte à côte. « Tu entends ? » « Non » « Là, tu n’entends pas ? » « Non » Puis je finis par entendre. « Oui, des soldats qui marchent au pas. » « Oui, c’est ça, exactement. » Vraiment ? Je ne suis plus si sûr d’avoir entendu ce piétinement au loin. Je n’ai rien vu et rien entendu en Tunisie sur ce bout de trottoir.
chouette ton texte
Merci au vieux touriste, encore un peu voyageur.