Vous croyez ? (Réflexions sur la guerre et la maladie)

Vous êtes malade. Les symptômes ne sont pas encore trop douloureux. De la fatigue, des vertiges, des étourdissements. Et à tout moment et dans toutes les positions, vous vous endormez sur place. Pas d’acouphènes, ni de bourdonnements dans les oreilles, mais un rétrécissement du champ visuel. C’est une sensation bizarre, un peu comme si vous portiez des oeillères. Et puis des hallucinations.

La douleur viendra bien assez tôt. Entre temps, vous êtes en quelque sorte asymptomatique, comme on disait pendant le Covid. C’est comme si la maladie n’était pas encore déclarée, à la façon dont on déclare une guerre. Ou bien elle est déclarée, mais suspendue, en attente. Une drôle de maladie, comme il y eut la « drôle de guerre » en 1939-40. Puisse-t-elle ne jamais se déclencher pour de bon ! Puissé-je rester dans cet entre-deux pas très confortable, mais pas trop pénible non plus ! C’est ce que vous vous dites. 

Le monde autour de vous est, lui aussi, plutôt mal en point. C’est étonnant à quel degré les enchaînements menant à la guerre se ressemblent. Entre 1933 et 1939, nos prédécesseurs ont eu 6 ans pour voir venir l’inéluctable. « Dès 1933 ? », me demandez-vous ? Bien sûr ! L’incendie du Reichstag, fomenté par les Nazis et attribué aux Communistes, date du 28 février 1933. Les premiers autodafés de la même année. Le camp de concentration de Dachau, à 20 km à peine de Munich, a ouvert ses portes le 20 mars 1933. Evidemment, nos aînés refusaient de croire qu’on allait à la guerre. Quel soulagement lorsque furent signés les accords de Munich en 1938 ! 

Deux hommes reclus en leur palais, ivres de rancoeurs

Ils avaient déjà la même manie que nous de personnaliser à l’excès. Sartre écrivait qu’en 1939-40, « Hitler n’attaquait pas, pour laisser pourrir cette guerre ». Nous disons nous aussi que Poutine envahit, Poutine bombarde, Poutine menace. Ah ! si. Ca, on peut le dire : il menace, c’est du ressort d’un individu avec une bouche et des yeux, une bouche pour proférer et des yeux pour tancer. Mais « Poutine » n’est ni un bombardier, ni une armée d’occupation. 

Hitler, Poutine. Deux hommes reclus en leurs palais, bouffis d’orgueil et ivres de rancoeurs. Deux stratèges, capables d’attendre le moment favorable pendant 5 ans, 10 ans ou plus, pour consommer une froide vengeance. On les voit préparer la guerre au vu et au su de tous. On en demeure incrédule. On n’ose pas y croire.

Sartre écrit dans ses « Carnets de la drôle de guerre » : « En Septembre 1939, j’ai dit : ‘Je subis et j’accepte la guerre comme le choléra.’ Mais c’était un point de vue faux, comme le Castor me l’a montré. La guerre n’est pas le choléra. C’est un fait humain, créé par des volontés libres. Il est impossible de le considérer comme une maladie douloureuse contre laquelle le stoïcisme simple est de rigueur. Comme, par ailleurs, j’espère qu’elle sera finie le plus tôt possible, j’en viens — comme je l’ai dit plus haut — à mettre ma confiance dans les militaires comme le malade la met dans le médecin. »

On voit bien qu’il a eu du mal à y renoncer. Sa comparaison de la guerre avec une maladie était bien vue, mais le raisonnement de Simone de Beauvoir, « Le Castor », était brillant, comme toujours ; il a dû céder à ses arguments. On subit la maladie alors qu’on « fait » la guerre, ou au minimum, qu’on « est » en guerre. Il est exact que la sagesse personnelle du stoïcisme ne nous défend pas de la guerre, comme elle le fait jusqu’à un certain point de la maladie.

« Comment vais-je me conduire? Est-ce que je survivrai ? »

Oui, mais la guerre, croyez-vous qu’elle aura lieu, ou bien refusez-vous d’y croire ? Peut-on imaginer, depuis un contexte où nous sommes en paix, que nos villes et nos villages seront ravagés par le feu, que le ciel sera rouge, jaune et orangé, que les visages de nos amis seront baignés de larmes, que l’arbitraire et la brutalité seront devenus la norme ? Sartre n’avait guère d’estime pour de telles anticipations. « Psychologie ! », aurait-il dit, sans doute, lui l’homme des « situations ». Dans son introduction à l’édition des « Carnets de la drôle de guerre » chez Gallimard, sa fille adoptive Arlette Elkaïm-Sartre l’imagine plutôt demander, songeant à l’épouvantable guerre précédente, celle de ‘14’ : « Comment vais-je me conduire ? Est-ce que je survivrai ? »

Ce n’est pas une anticipation, mais une épreuve, une « situation concrète » qu’il faudra affronter. Affaire de courage, tel que guerriers et philosophes le formulaient déjà il y a 2500 ans : comment vais-je me conduire ? Affaire de chance, de bonne ou de mauvaise fortune : est-ce que je survivrai ? Belles formules. Mais si éloignées de nous et de notre monde. 80 ans se sont écoulés.

80 ans consacrés à l’apprentissage du confort, de l’hygiène, de la vitesse, de l’organisation, d’une modération relative, de l’ennui, du remplissage. Un apprentissage à coup de pubs et d’émissions de variétés. Les leçons de Sébastien, Ardisson, Baffie, et même Montand lorsqu’il clamait, en 1984, « Vive la crise ! », et Bigard, et d’autres, et j’oubliais Depardieu, idéologues en chef de notre way of life, de notre ventre mou dont se gausse Poutine, à qui il arrive aussi de dire quelques vérités. En tous cas, nous ne sommes plus sartriens. Qui demanderait aujourd’hui, alors qu’approche la bataille : comment vais-je me conduire ?

Sartre se voulait lucide. Nietzsche était encore proche. C’est à travers la souffrance, la douleur, le sacrifice, l’effort, qu’on se rapproche de la vérité et qu’on l’affronte. Au risque d’y abandonner sa raison et d’y laisser sa peau. De cette expérience si profondément humaine qui fait voisiner la vérité et la folie, que nous reste-t-il après des décennies de soirées avachis devant la téloche, de samedis à pousser des caddies dans le brouhaha des promos, de juillets à pastisser et pétanquer. Le mot « lucidité », avec son tranchant et sa noblesse, a-t-il encore un sens pour nous ? A sa place, nous avons largement de quoi caser ce verbe croire qui, une fois débarrassé de ses références religieuses, laisse percer son caractère fondamentalement ambivalent : je crois, mais je ne suis pas tout à fait sûr, j’y crois sans y croire vraiment…

Il ne vous reste plus qu’à hurler de douleur

Cela vaut autant pour la maladie que pout la guerre – et cela les rapproche à nouveau, tiens… Le fumeur use ses poumons, mais cela ne se voit pas, alors il repousse encore un peu le moment d’arrêter. L’alcoolique épuise son pancréas, mais cela ne se voit pas non plus, et lorsque cela se voit enfin, il ne vous reste plus qu’à hurler de douleur. Poutine brandit l’arme nucléaire. Il disposerait même de torpilles qui explosent sous la mer et provoqueraient une vague susceptible de noyer sous les flots la moitié de la Grande-Bretagne. Est-ce vrai ? Oui, disent certains spécialistes. Et est-ce que vous y croyez ? Ben, oui, non, oui et non… Sartre se trompait souvent, dit-on. Nous, un peu moins que lui : nous louvoyons.

Nous louvoyons jusqu’à ce que quelqu’un prononce cette expression si française, dont peu d’autres langues possèdent un équivalent : « pourvu que ! » Pourvu que tout se passe bien ! Pourvu que mes poumons ne s’encrassent pas trop vite ! Pourvu que Poutine ne s’énerve pas trop à la vue des armes que nous livrons à l’Ukraine ! En France, le sens commun le plus basique ne serait pas ce qu’il est sans cette expression qui jaillit toujours à propos, comme une évidence. Les Gaulois disaient : pourvu que le ciel ne nous tombe pas sur la tête ! Et les Espagnols sont parmi les rares à en posséder un beau spécimen : « Ojalá ! », issu, vous le devinez, de l’arabe « Inch’Allah ! » La croyance qui remplace le savoir, faute de mieux, dégringole finalement au niveau d’un souhait, ou d’une prière, ou encore d’un espoir, comme l’exprime l’allemand « Hoffentlich ! » Nous sommes loin du calcul, même statistique. Allons-nous mourir vitrifiés par une bombe atomique ? Espérons que non : voilà la seule réponse, bien pâlotte, que nous sommes en mesure d’apporter. C’est dangereux de continuer à fumer ? Oui, mais espérons qu’il n’arrivera rien ! Ne cherchez pas la logique : quand on mélange le savoir, la croyance et le souhait, elle n’a plus sa place. 

J’ignore s’il existe un équivalent en suédois à notre « pourvu que », mais un article récent du Monde en présente avec beaucoup de clarté les alternatives (« La Suède se prépare à la guerre et mobilise les civils », 14.2.2023). La correspondante du journal semble d’ailleurs s’être laissée gagner dès son titre par le franc-parler scandinave. La Suède n’a pas connu de guerre sur son sol depuis 1814, nous dit-on. Je croyais pourtant me souvenir de la bataille de l’eau lourde. Mais après la seconde guerre mondiale, la Suède entend tirer les conséquences des risques que font peser sur elle sa proximité avec l’Union Soviétique et la Finlande. Elle se dote d’une défense civile qui fait l’admiration des autres pays. Les Suédois avaient déjà compris que la guerre moderne frappait l’ensemble de la société, comme c’est le cas aujourd’hui en Ukraine. « Face à cette guerre totale, il fallait une défense totale, militaire et civile », explique une spécialiste. Chacun, dès l’enfance, connaît la signification des sirènes, sait où se trouvent les abris et détient une liste des appareils et des denrées à stocker.

« Nous vivons dans une société du juste-à-temps, avec très peu de réserves »

Peu à peu, ces règles cessent cependant d’être appliquées et les abris font office de garages à vélos. C’est l’invasion de la Crimée par la Russie, en 2014, qui pousse la Suède à reconstituer les bases de sa défense civile. Les plans d’évacuation, la distribution de carburant, et jusqu’à la protection des œuvres d’art : on se prépare à nouveau à une guerre totale, où chacun, de 16 à 70 ans a un rôle à jouer, où l’on sait aussi que la qualité de l’alimentation est essentielle au moral et à l’efficacité des civils autant que des militaires. Les responsables savent que la Suède, comme la plupart des autres pays, n’a plus de culture du stock : « nous vivons dans une société du ‘just in time’, avec très peu de réserves. » L’autosuffisance de la Suède n’est que de 50 %. Désormais, il convient de distinguer ce qui doit être produit localement et ce qui doit être stocké en prévision. 

L’information et la lutte contre les rumeurs sont aussi de première importance. Un livret intitulé « En cas de crise ou de guerre » et traduit en 14 langues dont le français est diffusé dans tous le pays. Pour nous, qui ne sommes pas familiers des approches pragmatiques, le choc est rude. Avant de proposer les solutions et les mesures à prendre, le livret liste les premières conséquences d’un état de guerre pour la population : plus d’eau dans les robinets, ni dans les toilettes, plus de chauffage, plus d’essence, les distributeurs de billets sont en panne, internet et le téléphone de même, une pénurie affecte de nombreux médicaments… Je m’arrête là volontairement, conscient de ce que cette énumération peut avoir de déstabilisant pour qui en est à se dire « j’y crois sans y croire vraiment, pourvu qu’il ne se passe rien ! » et refuse plus ou moins consciemment de mener sa réflexion au-delà. Je ne diffuse pas non plus le lien permettant d’accéder à ce livret : on me le reprocherait. 

Entendons-nous bien. Le fait de se préparer à la guerre ne signifie pas que les Suédois risqueront plus que nous d’y être confrontés. Dès qu’il s’agit de sécurité, nous sommes envahis par des réflexes qui se révèlent souvent contre-productifs : le bourgeois cherche à s’abriter des regards et s’efforce de bouger le moins possible, histoire de ne pas se faire remarquer ; le superstitieux préfère tenir loin de lui tout objet, texte, référence à la guerre, espérant de la sorte tenir la guerre elle-même à l’écart. Et surtout, rappelez-vous le raisonnement que Simone de Beauvoir opposait à Sartre : « La guerre est un fait humain, créé par de volontés libres. » 

Se préparer à la guerre, c’est se poser en acteur (y compris si elle n’a pas lieu)

Marx écrivait en 1845, dans la 11e de ses Thèses sur Feuerbach : « Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de différentes manières, ce qui importe, c’est de le transformer. » Cette thèse célèbre ne signifie pas : arrêtons de philosopher. Elle signifie qu’il est vain d’espérer comprendre quoi que ce soit au domaine des actions humaines si l’on se place face à elles en situation de simple observateur. Vous êtes observateur lorsque vous étudiez des faits physiques (ce qui est partiellement le cas de la médecine), mais c’est pour l’essentiel dans l’action que se forge le savoir sur les faits sociaux. 

Il n’est d’ailleurs pas nécessaire d’être marxiste pour saisir la portée de cette notion largement passée dans le pot commun des sciences humaines. Celui qui se prépare à la guerre se place en situation d’acteur de cette guerre qui viendra ou ne viendra pas. A ce titre, il acquiert des savoirs et savoir-faire inédits jusque là : stockage et logistique ; systèmes de communication ; rôle respectifs des civils et des militaires ; moral, résistance et résilience… Et plus encore que tout cela, il apprend à déterminer dans quelle mesure ses propres préparatifs contraignent, modifient, détournent, voire empêchent la réalisation des plans d’un adversaire. C’est en cela qu’il est acteur et non simple observateur victime d’une catastrophe attendue.

Les Suédois ne sont pas les seuls à se préparer à la guerre. Les Allemands semblent jouer la carte de la territorialité en déclinant l’organisation et l’action de leurs réservistes à l’échelle des Länder. Les Suisses misent beaucoup sur les bunkers, dans lesquels il est obligatoire pour chaque habitant d’une commune de s’inscrire pour y réserver une place. Et la France ? Il existe un programme « Résilience » qui a fait l’objet de plusieurs réunions et rapports durant cette dernière période. Il semble, selon certains articles de presse, que les travaux achoppent sur les questions financières. L’Armée serait réticente à accorder des moyens supplémentaires à une organisation de réserve civile au détriment d’équipements strictement militaires. La répartition des tutelles entre la gendarmerie et la police pose également problème… Je n’en dis pas plus : je n’ai pas encore étudié les détails de ce dossier.

Une autre forme d’action, la solidarité

J’ai été long – je m’en excuse – afin de mettre en contexte et d’argumenter cette nécessité de remplacer l’attente, anxieuse ou faussement indifférente selon les cas, par une posture d’action qui trouve son débouché dans les préparatifs d’une guerre (qui viendra ou pas). Je ne cherche pas ici pour le moment à entrer dans le détail de son application concrète à l’échelle locale d’une commune ou d’une communauté de communes. Une telle réflexion relève d’une démarche collective. J’espère au moins avoir mis un peu de baume au coeur de celles et ceux que la situation actuelle inquiète (82 % des Français selon France 2). Si je peux me permettre une suggestion : ne ressassez pas, agissez, choisissez le rôle, quel qu’il soit, que vous pensez pouvoir tenir au service des autres, discutez-en autour de vous… C’est l’inaction qui est anxiogène.

Je n’ai pas abordé le fait que la menace d’une guerre n’est qu’une parmi une série d’autres menaces qui planent au-dessus de nous. L’économiste Nouriel Roubini, que j’ai cité dans un précédent article, analyse comment survivre (!) face à 10 « Méga-Menaces ». Je suis d’avis que la confrontation avec chacune d’entre elles nous renforce face aux autres. La défense civile que les Suédois ont mise en place a eu pour objet de se préparer alternativement au risque de guerre et à celui d’une crise climatique. L’expérience du Covid nous a préparés dans une certaine mesure à affronter les risques de guerre et ceux liés au dérèglement climatique, en nous forçant à réintégrer dans notre horizon de pensée l’idée de la mort et celle de notre fragilité et de notre précarité.

J’ai aussi renoncé à évoquer une autre forme d’action : la solidarité. J’ai beaucoup écrit l’an dernier sur l’accueil des déplacés ukrainiens. L’Echo de la Presqu’île de cette semaine fait une grande place à ceux qui sont accueillis dans diverses communes de la presqu’île guérandaise. La solidarité met en jeu le facteur humain et celui-ci donne du sens aux actions. J’y reviendrai prochainement.

1 commentaire sur “Vous croyez ? (Réflexions sur la guerre et la maladie)”

  1. Solidarité, oui, mais pas à géométrie /géographie variable : 8000 personnes à la rue dont beaucoup de femmes avec enfants, ce qui est complétement inadmissible dans une France qui vend (ou donne) des armes pour faire encore plus de migrants! En cette journée de la femme, ne l’oublions pas. Une migrante sans toit qui accouche à l’hôpital est remise à la rue avec son bebe dans les jours qui suivent! Honte à nous!

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