« Deux voisins » : une fable pénestinoise inspirée du « Loup et l’agneau » de Jean de La Fontaine

­Un ami m’a confié il y a 6 mois déjà un fichier informatique qu’il détenait sur une vieille clé USB. C’est son neveu, m’a-t-il dit, étudiant en journalisme, qui a rendu à l’un de ses professeurs le devoir enregistré sur ce fichier. Le professeur lui a mis une mauvaise note accompagnée du commentaire suivant : « Premièrement : ce texte est d’une banalité affligeante. On n’y apprend rien que tout le monde ne sache déjà depuis longtemps. Deuxièmement : il est honteusement partial. Vous ne serez jamais journaliste ! Troisièmement : apprenez à vous défendre dans la vie. Vous êtes ridicule avec votre « communication non-violente ». Enfin : qu’est-ce qui vous a pris de mélanger un exercice de reportage avec une vieille fable de La Fontaine ? Lisez donc de vrais auteurs modernes comme Bret Easton Ellis ou James Ballard ! »

J’ai hésité à le publier sur Penestin-infos.fr, le blog que je tiens depuis deux mois. Je le trouve pour ma part bien écrit (à part certains jeux de mots imputables au jeune âge de l’auteur), intelligent, pertinent, instructif. C’est en gros ce que l’on attend d’un bon reportage. Le neveu de mon ami est-il devenu journaliste ? Je l’ignore. De quand date ce texte ? 5 ans ? 10 ans ? Mon ami n’a pas su me le dire.

Il se trouve que j’envisage d’accueillir prochainement sur ce blog des textes écrits par des scolaires ou par des participants à des ateliers d’écriture. Voire par tout un chacun, du moment qu’il ou elle possède quelques qualités d’écriture et se donne pour objectif d’illustrer la vie des habitants de Pénestin.

Pourquoi ce texte ne serait-il pas un premier jalon qui donnera envie à d’autres de manier la plume à leur tour ? Mon choix est fait : voici « Deux voisins ».

PS. Si le jeune auteur de cette fable, peut-être plus si jeune aujourd’hui, a vent de cette publication, qu’il sache qu’il n’y a aucun gain à en espérer, ni en euros, ni même en Ourses, mais que nous serons quelques uns à lui payer une bière et à vouloir accueillir ses autres textes, fables ou reportages.

 

«

J’ai choisi d’intituler ce « reportage » : « Deux voisins ». Cela me fait penser à la nouvelle « Deux amis », de Guy de Maupassant ! Cependant, les relations entre les voisins dont il sera question ici ne sont ni amicales, ni même symétriques. Vous vous souvenez de la fable de La Fontaine « Le loup et l’agneau » ? Une fable terrible et à laquelle l’auteur s’est montré bien incapable d’adjoindre une quelconque morale. Il faudrait que vous la relisiez pour en saisir toute la brutalité sans le plus infime espoir de rémission ni de rédemption. Alors, même si cela n’est pas courant de débuter un reportage par une citation littéraire d’une trentaine de lignes, je m’autorise à vous la proposer ci-dessous. Mon professeur correcteur en verra certainement l’intérêt : il n’est pas un loup (… et je ne suis pas un agneau !)

 

La raison du plus fort est toujours la meilleure :

Nous l’allons montrer tout à l’heure.

Un Agneau se désaltérait

Dans le courant d’une onde pure.

Un Loup survient à jeun qui cherchait aventure,

Et que la faim en ces lieux attirait.

Qui te rend si hardi de troubler mon breuvage ?

Dit cet animal plein de rage :

Tu seras châtié de ta témérité.

– Sire, répond l’Agneau, que votre Majesté

Ne se mette pas en colère ;

Mais plutôt qu’elle considère

Que je me vas désaltérant

Dans le courant,

Plus de vingt pas au-dessous d’Elle,

Et que par conséquent, en aucune façon,

Je ne puis troubler sa boisson.

– Tu la troubles, reprit cette bête cruelle,

Et je sais que de moi tu médis l’an passé.

– Comment l’aurais-je fait si je n’étais pas né ?

Reprit l’Agneau, je tette encor ma mère.

– Si ce n’est toi, c’est donc ton frère.

– Je n’en ai point.

– C’est donc quelqu’un des tiens :

Car vous ne m’épargnez guère,

Vous, vos bergers, et vos chiens.

On me l’a dit : il faut que je me venge.

Là-dessus, au fond des forêts

Le Loup l’emporte, et puis le mange,

Sans autre forme de procès.

 

Mon père a un ami qui s’appelle Pierre. Il vit seul dans une maison qu’il loue dans un quartier résidentiel de Pénestin. Je ne vous dis pas lequel et de toutes façons, tous les quartiers de Pénestin sont résidentiels. Pierre tient à sa discrétion.

Pierre a un voisin qui s’appelle Paul. Paul possède une belle et grande maison qui lui sert de résidence secondaire, comme 65 % des logements de Pénestin. Il l’occupe avec sa famille l’été et parfois, si le temps est beau, aux vacances de la Toussaint.

Pierre mène une vie calme. Lorsqu’il y a un rayon de soleil, il aime s’installer pour lire sur un coin de terrasse près de la porte de sa maison. Assis sur un petit siège pliant, il aperçoit une assez belle portion de mer que je ne vous décris pas afin d’éviter de la situer trop précisément, mais dont le point le plus remarquable est l’estuaire de la Vilaine. Il a coupé quelques branches d’un pin afin d’augmenter un peu la vue dans le sens de la hauteur.

Lorsqu’il a rencontré Paul pour la première fois, il lui a dit que s’il taillait la haie à l’avant de sa maison, cela augmenterait sensiblement sa vue sur le côté gauche. Paul taillait justement une haie de l’autre côté de son jardin, harnaché d’une combinaison orange et grise qui le faisait transpirer et lui donnait l’air d’un cosmonaute. Son fils avait en effet été piqué par deux frelons en s’attaquant à la même haie. Pour celle de devant, il répondit que de toutes façons, il comptait faire construire un mur le mois suivant et que cela ne valait pas la peine de l’entretenir d’ici là. Pierre ne voyait que très peu son visage, enveloppé lui aussi par la combinaison. Il eut l’impression que Paul s’exprimait de façon assez sèche. Il semblait être habitué à prendre des décisions rapides et à donner des ordres. Il devait être manager de quelque chose. Pierre proposa, un peu trop vite peut-être, de tailler la haie lui-même afin de bénéficier dès à présent d’une vue plus large sur la mer. Ils ne se revirent plus. Paul repartit sur son lieu de résidence principale. Pierre tailla la haie et profita souvent avec une grande satisfaction de son observatoire, car le temps était beau. Il se demandait cependant si le mur à venir de son voisin ne serait pas pire que la haie dont il avait réussi à réduire la taille. Pire, c’est-à-dire encore plus haut. Et il lui semblait qu’il serait sans doute difficile de discuter avec ce manager de voisin.

Un mois plus tard, des ouvriers vinrent creuser un fossé et poser ce qui ressemblait à des fondations. Ils arrachèrent la haie, puis ils ne revinrent plus pendant assez longtemps. Plus tard, au moment précis où Pierre discutait avec un ami qui lui conseillait d’écrire un mail à Paul, celui-ci et son épouse Madeleine revinrent. La voiture passa devant eux sans un geste, j’entends : sans que l’un de ses occupants esquissât un geste.

Pierre avait rencontré Madeleine l’année précédente chez une autre voisine qui les avait invités à boire un verre de cidre en guise d’apéritif. Madeleine lui avait donné son numéro de téléphone et demandé de l’appeler si « quelque chose » se passait dans leur maison en leur absence.

Lorsqu’ils revinrent, donc, Pierre croisa d’abord Madeleine, une première fois sans la reconnaître car il n’était pas physionomiste, puis une deuxième fois où il lui raconta qu’en leur absence, des gens enjambaient parfois la haie pour cueillir des figues dans leur jardin. Mal lui en prit, car Madeleine partit dans une tirade où l’on sentait bouillonner toutes les frustrations d’une vie dont évidemment il ignorait tout. « Les gens rentrent tout le temps dans notre jardin et ils prennent tout ce qu’ils trouvent. Ils me volent même les fleurs que je plante. Mais c’est fini. On va mettre des murs de tous les côtés et comme ça on ne sera plus embêtés. » Pierre se dit alors que les gens qu’il avait vu entrer et prendre des figues étaient plus sympathiques qu’elle. Il leur avait dit timidement qu’il y avait une alarme et que c’était bizarre qu’elle ne sonne pas. La femme qui avait escaladé le muret prolongeant la haie avait répondu qu’elle n’était pas une « voleuse de figues ». Elle avait de l’humour. Elle avait posé la main sur son épaule en souriant. Il s’était senti bête. Tout cela pour avoir voulu protéger les biens de cette « hystérique », le mot n’est pas trop fort. Il ne le lui raconta pas. Il n’était pas très fort en communication.

Devant d’autres amis – car Pierre n’était pas un solitaire contrairement à ce que l’on pourrait croire -, il se plaignait en disant qu’en plus c’étaient des « cathos ». « il y a deux sortes de cathos : ceux qui construisent des ponts et ceux qui construisent des murs. Il faudrait en parler au curé de la paroisse ! » Mais la conversation lui avait fait comprendre que le nœud du problème, en quelque sorte, ce n’était pas le mur de devant. Les ouvriers lui avaient dit qu’il mesurerait 1,70 m, ce qui laissait une vue raisonnable sur la mer. Non, c’étaient plutôt ces piliers de ciment entre leur jardin et le sien, destinés à soutenir une palissade : 2 mètres de haut jusqu’à l’angle de l’allée. Voilà qui allait boucher la moitié gauche de son paysage. Exactement ce qu’il craignait.

Que faire ? Pierre demeurait perplexe. Aller voir Paul ? Mais pour lui dire quoi ? Quels que soient ses arguments, il l’imaginait déjà répondre sur un ton définitif, éliminatoire, sans appel, sans aucune place pour la discussion. Une amie lui avait parlé de la C.N.V. Traduisez « communication non-violente ». Il avait téléchargé sur internet le livre rédigé par un Américain, petit-fils de Gandhi, Marshall Rosenberg, intitulé « Les mots sont des fenêtres ». Exposer les faits de façon neutre, dire quel sentiment on éprouve vis-à-vis d’eux, présenter son besoin sous-jacent, en déduire des propositions. Plus facile à dire qu’à faire ! Privilégier l’écoute et la reformulation. Oui, il connaissait tout cela aussi. Comme il était un peu méditatif, il aimait observer ce type de comportement chez les autres, mais quand venait son tour, il se sentait envahi d’une sorte de nervosité qui le paralysait. La « gestion des conflits » n’était pas son fort. Il temporisait.

Une semaine plus tard, il vit trois ouvriers s’activer près de la clôture. Il s’approcha et vit les palissades empilées. Les voilà donc ! Le moment était venu. Celui qui semblait être le chef de chantier le salua aimablement. Pierre n’y alla pas par quatre chemins. « Je viens voir parce que je suis un peu concerné aussi par ces palissades. » Le chef de chantier avait l’esprit vif : « C’est à propos de la « vue-mer » ? » Pierre s’étonna intérieurement devant cette formule ramassée pour désigner le paysage marin qui lui offrait depuis un an d’intenses moments de bonheur. Il s’efforça de contourner sa tendance naturelle qui l’aurait plongé dans une profonde réflexion sur cette question sémantique et acquiesça. En tous cas, cela montrait bien que l’effet de cette palissade était perceptible du premier coup d’œil dès lors que l’œil en question était un tant soit peu exercé.

Pierre lui demanda s’il y avait des solutions. Rabaisser la hauteur de la palissade d’une cinquantaine de centimètres sur les derniers mètres ? Oui, opina le chef de chantier, toujours souriant, mais ce n’est pas lui qui décidait, il fallait en parler au « chef ». « Ça risque de ne pas lui convenir, car c’est la partie la plus proche de l’extérieur, et son but est de se protéger », tempéra lui-même Pierre, qui laissait entrevoir ainsi que sa propension spontanée à l’empathie le privait d’une vraie volonté offensive. « Non, non ! », se défendit mollement le chef de chantier, qui sans doute ne souhaitait pas s’avouer que le projet qu’il était chargé de mettre en œuvre consistait à barricader purement et simplement la propriété de Paul. Il ajouta que ce dernier, justement, était présent dans sa maison.

« On pourrait aller lui poser la question », proposa Pierre. « Je viens avec vous », ajouta-t-il, avant de se rétracter, comprenant qu’aller voir Paul sans disposer d’arguments plus convaincants risquait de l’exposer à une vexation dont il mettrait certainement du temps à se remettre. Le chef de chantier se dirigea vers la maison de Paul et revint peu après. Son sourire était devenu incrédule : « C’est ‘niet’ ! Ça a tout de suite été ‘niet’ dès que j’ai abordé le sujet. On aurait dit qu’il y avait déjà pensé auparavant. C’était même surprenant… » Pierre sentit l’amertume se concentrer sur le dos de sa langue. Si cela avait été de l’acidité, cela aurait été sur la pointe de la même langue, comme le savent les connaisseurs en vins. La réponse lui vint plutôt vite : « Je m’en doutais. Ce n’est pas quelqu’un d’ouvert à la discussion. » Il s’éloigna du chef de chantier et des ouvriers.

Le train de ses pensées suivait son cours, amer, comme je l’ai déjà indiqué, mais cela ne concorde pas tellement avec la métaphore du train. Paul n’avait même pas pris la peine de se déplacer pour annoncer sa décision. Il ne l’en avait pas jugé digne. Pourquoi ? Parce que Pierre n’était que locataire ? Parce que lui, Paul, était habitué à se faire obéir sans avoir à se justifier ? Et ce ‘niet’, était-ce lui, Paul, qui l’avait prononcé ? Ou bien était-ce une habitude de langage du chef de chantier qui avait ainsi traduit ses propos… dans une langue russe qui offre tout de même d’autres formules plus amènes : zakousky, soviet, otchi tchornye… ? Les pensées se bousculaient dans son esprit.

« C’est de ma faute », se disait Pierre. J’aurais dû analyser la situation rationnellement et aller lui parler avant qu’il ne soit trop tard. Il y a certainement des solutions. Pourquoi ne pas organiser les palissades avec un système pour que je puisse les rabattre lorsque je veux m’installer face à la mer et les remettre ensuite en place ? C’était une idée de style un peu « brainstorming » et pour la faire valoir, il fallait créer un cadre de discussion favorable. D’autant plus qu’elle devait avoir un coût. Il aurait fallu convaincre Paul qu’il avait quelque chose à gagner à discuter avec lui. Lui donner envie de lui céder quelque chose en échange du préjudice qu’il subissait. Après tout, sa femme avait bien souhaité le rencontrer pour qu’il jette un coup d’œil sur leur maison dans le courant de l’année, pendant qu’ils ne sont pas là. Que vaut-il mieux ? Construire des murs en planches souples qu’un simple coup de pied suffirait à trouer ? Ou bien avoir un voisin susceptible d’arborer ses 97 kilos face à un intrus, ou plus raisonnablement d’appeler Justin, le policier municipal ? La modernité anonyme en contre-plaqué ou un voisin en chair et en os ? Maintenant, il pouvait aller se brosser ! Si quelqu’un avait l’idée de franchir ses assemblages de bouts de bois laids comme des murs de prison, Pierre ne bougerait pas le petit doigt. Et, se disait-il, je foutrais bien moi-même des coups de pieds dans cette palissade pour retrouver la vue sur mon paysage. « Non, non, se reprenait-il. Ce sont des pensées négatives. Cela me fait plus de mal que de bien. »

La sagesse orientale invite à relativiser, finit par se dire Pierre. Je ne vois plus que la moitié de cette baie de Vilaine, si belle que j’ai choisi de m’installer là, de louer cette maison pour y finir mes jours dans la contemplation de ses atours ? Qu’importe finalement ! C’est le regard et non la chose vue qui est porteur de la beauté. Je me contenterai d’une moitié de paysage et je la regarderai avec deux fois plus d’attention ! D’ailleurs par chance, l’estuaire de la Vilaine se trouve du côté qui me reste. Peut-être même parviendrai-je un jour, se disait-il, tel un archer zen, à voir la mer les yeux fermés ou bien à travers la palissade du voisin. Quant à lui, le voisin, le stress dû à son mauvais caractère et à la fréquentation de son épouse hystérique lui fera pousser des pustules sur le visage… Ah non, à nouveau ces pensées négatives ! 100 fois sur le métier remets ton ouvrage, disait Christophe André dans son CD sur la méditation de pleine conscience. On ne peut pas s’interdire de penser : méditer consiste juste à écarter les pensées tranquillement, une à une, à mesure qu’elles se présentent : une fois, dix fois, cent fois…

Mais cela fait beaucoup d’Orient pour un seul paragraphe ! Pour peu qu’on y ajoute une pincée de christianisme, tends l’autre joue à celui qui te frappe, et l’on a peu de chances de parvenir un jour à se faire respecter. Mais les chrétiens n’appliquent en général qu’avec parcimonie les préceptes de leur religion. C’est peut-être là que se niche leur vraie sagesse : dans une “bonne distance” entre eux et ce à quoi ils croient. Notre prof de psycho nomme d’ailleurs cela la « dissonance cognitive ». Les philosophes, eux, parleraient de tempérance, peut-être.

C’est bizarre, d’ailleurs : dans cette fable qui n’illustre en fin de compte qu’un cas tout à fait banal de rapports de voisinage, mais qui aurait pu s’appliquer à la politique, à l’économie et bien d’autres domaines encore de la vie locale, le personnage qui s’apparente au loup de La Fontaine est un chrétien pratiquant et actif, prompt à rendre de multiples petits services à sa paroisse, tandis que l’agneau, malgré ses fantasmes d’archers zen et de pleine conscience, est un agnostique convaincu, sartrien probablement, qui met sa fierté à tenter d’élaborer une morale sans le secours d’un quelconque paradis où iraient se consoler les agneaux et encore moins d’un enfer où rôtiraient les méchants loups.

Alors, eh bien, la conclusion de ce reportage… de cette fable… je n’ose écrire de ce fabuleux reportage, c’est qu’à travers l’histoire de Pierre, j’ai compris, il me semble, que s’il y a beaucoup de chrétiens, pratiquants ou non pratiquants, à Pénestin, c’est que… que… Non, ce n’est pas si facile à expliquer. Ouh là, je sens venir la mauvaise note ! »

 

 

 

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