Comme elle va .7

par C.DHEBE

Elle n’a plus la force, ni suffisamment de hargne pour lutter contre un ordre social, une convention écrite de la main de l’homme qui dicte le bon et le mal, qui œuvre pour un bonheur commun illusoire en précipitant les récalcitrants dans un enfer. Sa vie, sans Toto, Raton, Germaine et tous les autres est désormais un fleuve de malheur. Elle le sent trop bien. Elle se noie dans cette solitude si profonde qu’elle n’a plus le désir de remonter à la surface.

L’équipe vétérinaire, la SPA et les services d’hygiène du département ont investi, comme un groupe armé du contre terrorisme, son appartement du troisième et dernier étage. Ils ont pris des photos, saisi Toto, Raton, la poule Germaine, et tous les autres. « Pour leur bien » ont-ils précisé. Quelques miaulements, aboiements, crispations, frayeurs et pleurs en cage, accompagnaient cette rafle tant espérée des voisins de palier que du quartier. Certains se plaignaient des odeurs et du bruit. Chacun chez soi. Pour le principe. Et personne ne fera croire à quiconque que l’animal puisse outrepasser sa condition. C’est-à-dire nier son infériorité, c’est-à-dire ne pas admettre la supériorité de l’homme. C’est à ce moment critique qu’il faut faire le ménage pour que l’ordre des sentiments et des choses reprenne sa place.

Ma poule Germaine pense, leur a-t-elle murmuré dans ce chaos de poils et de plumes. Après l’intervention, le silence de la copropriété revenu, une tristesse collait aux murs de l’appartement.

Difficile de dire à quel moment ce désir de rompre avec l’humain s’est imposé dans ma vie. Je pensais que mon âge, bien avancé, y était pour quelque chose. Les gestes comme la pensée s’éloignent des tensions du quotidien. On préfère le chuchotement à des voix hautes. Le silence et l’échange du regard suffisent d’ordinaire à comprendre l’autre. On ne se refuse pas à la vie, bien au contraire, on goûte le temps qu’il reste à vivre. Et si notre corps et notre esprit ont encore quelques forces, on s’apprécie dans l’exercice d’une fonction utile pour ceux qui suivront notre empreinte. Ainsi, j’ai appris à lire à mon petit voisin échappé d’une terre brûlée, accompagné des femmes dans leurs combats pour recouvrer une dignité. A ma façon, j’ai contribué au maintien de nos droits et puis, plus tard, au maintien des  droits de tous nos compagnons non humains.  J’ai donc vécu l’enlèvement de mes êtres chers comme une amputation. Ma parole est désormais sans miroir, mon désir d’aimer sans objet.

Hier encore, elle pouvait s’adresser à elle-même et se répondre avec des courtes onomatopées…petiititi…psss….tatata….bello…mon beau…mimi… tout en les caressant du regard comme les lumières de son quotidien.

Ma poule Germaine pense. Elle ne se pense pas être en vie et ne pense donc pas à la mort. Mais elle est capable, d’un regard furtif ou avec un clin d’œil, d’attirer notre attention pour des besoins élémentaires. Elle peut aussi se poser près d’une main dans l’attente d’une caresse. Elle répond en langage cot-cot lorsqu’on lui fait une remarque désobligeante ou encore cot-cot quand on vante sa beauté et son élégance. La subtilité d’un langage sans langue éclaircit notre relation. Celui de l’humain s’enrichit de nouvelles onomatopées , des clics ou claquements de langue, de respirations rauques ou cristallines et celui du monde animal avec de nouveaux croassements, de mots dans certains miaulements ou d’une phonétique de lettres comme dans un bouillon de légumes. Et peu à peu, l’humain et son existence de bric et de broc, s’éloigne pour ne plus être indispensable. L’amour animal se substitue à ses mensonges et les caresses à ses activités guerrières. Ma pensée religieuse dépasse toutes les croyances et nul besoin d’un dieu pour comprendre et être compris. J’ai longtemps hésité à déclarer auprès de mes amis ou de ma famille ce désir d’absence. Ce n’est pas une retraite spirituelle, c’est la vie près d’un autre monde, sans anticipation, sans calcul ni défaite, ni victoire. Car le monde animal, celui qui nous côtoie, a largement prouvé qu’il était capable d’empathie, et doté d’un amour incommensurable et sans exigence.

Hier, ce jour venu, elle a aussi compris que l’enlèvement de toto, raton, Germaine et tous les autres, était le prélude à son départ vers un lieu « plus confortable ».

Aujourd’hui, elle imagine une autre milice de parents et d’amis qui investissent son domicile pour la déplacer vers un endroit à l’abri du besoin, sans courses à faire, sans choisir l’heure, sans se demander de quoi est fait demain, sans retour.

La liberté ou la mort. C’est une évidence. Elle y pense. Comme sa voisine, elle craint pour sa liberté.

Oui, elle fait pipi dans sa culotte, oui, elle s’ennuie parfois d’être seule mais pour rien au monde elle ne quittera son domicile. On lui a vanté les mérites de l’institution comme on vante l’ambiance d’un club de vacances. On fait ce que tout le monde fait, à la même heure au même endroit. Ne pas perdre la tête, utiliser le couloir à telle heure, interdit de ne pas manger, interdit d’animaux, interdit d’espérer.  On peut jouer aux cartes, on s’ennuie ensemble, on apprend à ne plus dire non. Avant on disait tous les noirs ensemble, tous les pauvres ensemble, dans les mêmes quartiers pour les mêmes boulots, dans la même misère. Aujourd’hui on dit tous les vieux ensemble. Dans cet univers propre et réglementé, entourée d’un personnel bienveillant, elle comprendra vite les interdits. Elle ne sortira plus du « club » que les pieds devant, elle oubliera l’avenir pour un présent perpétuel et ne songera plus au monde extérieur, ni à ces événements de guerre ou de paix. L’actualité n’aura plus de sens car l’avenir n’existera plus.

Si toto, raton et tous les autres ont peu résisté à l’enlèvement, ma poule Germaine s’est rebellée. Les gens de cette milice fantoche n’imaginaient pas qu’une poule puisse leur échapper, courir si vite et en tous sens, les narguer avec deux ou trois cot-cot en les

fixant du regard, voler d’une chaise à une armoire, puis vers le balcon pour se percher sur le garde-corps, face au vide. Elle était assez fière. De son perchoir, elle dominait le quartier, saisissait d’un regard panoramique la ville et ses bruits. Avant de se décider, elle a fixé ses yeux dans mes yeux. Je n’oserais pas vous dire le fond de sa pensée car on me reprocherai de vouloir traduire l’intraduisible ou d’inventer les mots que je souhaite entendre. Pourtant, durant  quelques secondes, nos âmes se sont parlées. Puis, en un coup d’aile, elle a dépassé nos limites illusoires. Elle a surmonté le vide, majestueusement plané au-dessus des toits. Elle est revenue effleurer nos têtes comme pour nous prouver que nous avions tort de penser qu’une poule n’est qu’une poule. Et malgré son âge bien avancée, elle était maintenant un point dans le ciel.  

Aujourd’hui c’est mon tour. La sonnerie de l’appartement ding. La porte-fenêtre du balcon est ouverte. Un léger vent flirte avec les pétales roses de mes géraniums. Je vois encore bien l’envol de ma poule Germaine, beau et déterminé. J’imagine son plaisir et ses sensations. Le vent la porte et elle porte le vent.

Je dois reconnaître qu’elle est partie libre. Pourquoi pas moi ? Parmi ciel, au-delà feuillage et terre bien loin.

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