Ils ont bitumé la Terre

« Les zombies, c’est une métaphore du pourrissement de la société. Ce sont des êtres qui nous ressemblent, mais qui sont décervelés. Ils sont esseulés, cassés. Ils ont été réduits à l’état de légumes par le stress de la vie moderne. »

On m’a conseillé de republier ici cette nouvelle écrite en 2015, dans le cadre d’un concours ouvert aux personnels enseignants et administratifs de l’université de Nantes. Le thème de ce concours était : « Une invitation surprenante ». J’ai obtenu le 4e prix.

C’est une histoire de zombies, de manifs, de violence et de galaxies, en lien avec la mort d’un jeune homme de 21 ans, Rémi Fraisse, à Sivens dans le Tarn, le 26 octobre 2014. C’est aussi l’histoire d’un prof approchant de la retraite, et qui cherche comment dialoguer avec des étudiants appartenant à un monde de plus en plus éloigné du sien.

Cette nouvelle est mon premier essai d’écriture littéraire, un pas important dans la découverte du plaisir d’écrire, qui m’a conduit ensuite, de fil en aiguilles, à créer le blog “penestin-infos”.


Mardi 14 octobre 2014

– L’apocalypse !?

– Oui, pratiquement tous les films de zombies se situent après une catastrophe planétaire, avec un groupe de survivants qui affrontent les zombies.

– Dans l’apocalypse, il y a un côté religieux. C’est peut-être comme une punition divine ?

– Carrément ! Souvent, il y a eu une épidémie causée par une erreur de manipulation, ou par la cupidité, la recherche du profit. Ou alors, c’était une catastrophe climatique. Et puis, le côté religieux, ça vient déjà des zombies d’Haïti. C’est le thème de la résurrection, mais façon peuple : plutôt la trouille que les morts reviennent nous tirer par les pieds pendant notre sommeil…

L’étudiant qui parle le plus porte des écarteurs dans les oreilles.

– M’sieur, je peux sortir ma canette de Red Bull ?

– Normalement, c’est interdit dans les salles de cours, mais allez-y.

– A votre époque, on disait : « Il est interdit d’interdire » !

Dimanche 26 octobre 2014

Les visages apparaissent par intermittence dans le jaune des grenades qui explosent.

– Enculés !

À Sivens, dans le Tarn, il est 1h45 du matin.

Rémi Fraisse était arrivé vers 16 heures avec une amie. Très vite, il s’était mêlé à des groupes engagés dans des discussions intenses. Partout, un même mot revient, comme une obsession : la Terre. La Terre qu’il faut protéger. Quelle idée étrange quand on y réfléchit ! Cette terre, avec ou sans majuscule, capable d’engendrer des tsunamis, des éruptions volcaniques, des séismes. Cette terre qui va de l’Arctique aux Tropiques, des fonds sous-marins aux sommets de l’Himalaya, si puissante et si diverse, vraiment, est-elle à ce point fragile, menacée, qu’il faudrait la protéger ?

Pour tous ces jeunes gens, c’est une évidence : les océans sont devenus une poubelle, la biodiversité subit partout des dommages irréparables, le gaspillage de l’énergie, l’agriculture intensive épuisent les ressources de cette terre qui bientôt sera devenue mortifère pour ses milliards d’habitants. Avec la déforestation, des virus pires encore qu’Ebola et le sida vont se répandre. Le réchauffement va faire du Groenland un verger et de l’Espagne un désert. La montée des eaux va rayer de la carte des régions entières et susciter des migrations massives. Les extrémistes les repousseront aux cris obscènes de : « On est chez nous ! »

Rémi a suivi un BTS en « Gestion et protection de l’environnement » et s’est passionné pour les plantes médicinales. Il rêve de créer une exploitation qui concilierait ses compétences et son engagement.

Certains jeunes ont quitté la discussion pour rejoindre la zone des travaux, où les CRS et les gendarmes mobiles ont pris position. Le terrain a été déboisé il y a deux mois et aplati par les engins de chantier. Il est découpé par des fossés, des crevasses et des grillages. Ce cadre, qui n’a plus rien de champêtre, ressemble à une scène où des Montaigu et des Capulet modernes se retrouveraient encore et encore pour régler un lourd contentieux à coups de cocktails Molotov et de grenades.

L’affrontement dure plusieurs heures, se calme, reprend de plus belle à la tombée de la nuit. L’obscurité est trouée par quelques feux, par les lumières tournoyantes des projecteurs, traversée par un djembé maladroit, par des cris et des injures ; et des explosions, incessantes. Ont-ils peur, ces jeunes pères de famille, déguisés en Robocops, sans doute un peu revêches, peut-être amateurs de vins, de foot ou de musique ? Peut-être l’un d’entre eux est-il fan de Led Zeppelin, dont son père lui aurait légué tous les vinyles. Et eux, ces mômes révoltés ? Le verbe haut, protégés par des gants, des masques et des capuches. Comme dans une guerre, il y a une sorte d’excitation, peut-être d’ivresse. Et beaucoup de colère aussi.

Vers 1 heure 30, Rémi s’est rapproché avec quelques amis. Eux parlent d’une atmosphère qui ne ressemble à rien de tout ce qu’ils ont vu jusque là. Lui dit soudain : « Allez, faut y aller ! » Il s’avance, tête nue, mains nues, disparaît très vite entre les éclairs et les détonations.

Le peloton C des gendarmes mobiles est abrité derrière un grillage, face à un groupe de 5 ou 6 manifestants qui tentent de progresser, suivis par d’autres qui occupent le terrain. Au moment de jeter son OF (grenade offensive), le Maréchal des logis-chef J., commandant un groupe de 8 gendarmes, ne les distingue plus. Dans son rapport, il dira avoir pris soin d’envoyer le projectile non pas sur les manifestants eux-mêmes, mais à proximité d’eux. « Il fait noir, mais je connais leur position puisque je l’ai vue grâce à l’observation à l’aide des ‘I.L.’ (jumelles à intensification lumineuse) ».

La sommation résonne dans un bref silence. Il dégoupille la grenade et la lance par-dessus le grillage.

Elle monte, paraît s’immobiliser sous les rares étoiles. Lorsqu’elle amorce sa descente, elle émet un léger sifflement. L’arc de sa trajectoire est parfait. Celui d’un oiseau, peut-être un vautour qui fond sur sa proie. Je ne crois pas que les vautours sifflent… La grenade accélère, elle fend la nuit. Ne tourne que très peu sur elle-même. Elle se rapproche monstrueusement du dos de Rémi, comme si elle était radioguidée. Au moment de l’impact, la charge de TNT explose. C’est une arme de guerre. Utilisée depuis la 1re guerre mondiale, la plus cruelle de toutes. Elle s’est probablement introduite entre le haut du dos de Rémi et son sac à dos. Le souffle est ravageur, sa chair craque, explose à son tour. Il meurt sur le coup, à 21 ans. Seul.

Nantes, samedi 1er novembre 2014

Des détonations, ici aussi. Je vais vers le café du Pilori où mes étudiants amateurs de zombies m’ont donné rendez-vous. L’air est sec, électrique, déjà poivré. Dans les rues piétonnes, de brèves cavalcades.

– Assassins !

Philippe, le patron du café, s’apprête à verrouiller la porte d’entrée : « Passe, mon ami ! »

– Quand même, vos histoires de zombies, ça ne fait pas trop sérieux au moment où un jeune de 21 ans vient de se faire tuer…

– Justement, on n’est pas sérieux. Dans ‘The Walking Dead’ par exemple, le plus important, c’est de créer du suspense. Ce n’est pas une série à message.

– Mais si, quand même !

C’est le plus discret qui parle. Par un hasard incroyable, la radio crache maintenant « Like a Rolling Stone » dans la version de Jimi Hendrix. Philippe monte le volume. Les zombies, c’est une métaphore du pourrissement de la société. Ce sont des êtres qui nous ressemblent, mais qui sont décervelés. Ils sont esseulés, cassés. Ils ont été réduits à l’état de légumes par le stress de la vie moderne. La concurrence, l’obligation de « performer », les rythmes infernaux : on broie les individus. Le progrès n’est plus au service de l’homme. Même le narcissisme, le culte du corps bodybuildé, finit par produire des monstres !

– Ouaip ! D’un côté, la planète qui se casse la gueule, et de l’autre les individus bouffés par la technologie et qui se bouffent les uns les autres. Tu comprends pourquoi Rémi, il voulait sauver la Terre !

Philippe s’est rapproché :

– Vous savez, les gars, de quoi il parlait, Jimi, avec sa gratte ? Eh ben, du Vietnam, des rizières, des bombardements au napalm ! D’ailleurs, Coppola a appelé sa toile « Apocalypse Now ».

– Putain !

Soudain, à travers la fenêtre, une course poursuite. Un pavé arraché aux rails du tramway vole par-dessus la terrasse. « Shootez-le, nom de Dieu ! » Un flic en civil dérape sur un papier d’emballage tâché de mayonnaise. L’autre brandit sa matraque. Le jeune le nargue en obliquant vers la rue des Petites Écuries. Il tient toujours sa pancarte où il a écrit au feutre : « On veut pas devenir des zombies ! »

Le soir à la Préfecture

– 25 arrestations.

– Un type de chez nous qui s’est pris une bouteille d’acide.

– Pas tellement de dégradations, mais un cran au-dessus dans la violence. On sent de la haine.

Le responsable départemental de la DGSI (Direction générale de la sécurité intérieure) lisse sa fine moustache :

– Ben quoi, vous leur tuez un mec, et vous croyez qu’ils vont vous offrir des fleurs ?

Malgré quelques soupirs, le silence se fait. Il reprend :

– Vous avez vu comme ils sont jeunes ? On dirait qu’ils nous en veulent de leur avoir donné la vie. C’est la première fois depuis mai 68 qu’une génération arrive avec un message aussi fort. Après 68, rien n’était resté indemne dans la culture, l’éducation, la famille, le travail, les valeurs. La même chose se prépare. Qu’est-ce qu’ils disent ? « On veut pas crever ! » Le monde s’écroule, et pendant ce temps, les intérêts particuliers s’accrochent à leurs privilèges et essaient encore de faire de l’argent. Il n’y a jamais eu autant de menteurs, de tricheurs, de voleurs, de corrompus. Ce n’est pas vrai ? J’invente ? Tous ces jeunes vont crever dans des épidémies, des catastrophes naturelles, des attentats, et vous voulez qu’ils nous disent merci ? Vous savez ce qu’ils regardent sur leurs tablettes ? ‘The Walking Dead’ !

Un silence lourd, ponctué de quelques toussotements, s’est installé. Le Préfet de Région prend la parole :

– Berthier, veuillez nous laisser quelques instants.

Il sort. Le Préfet reprend :

– Petit un, Berthier a raison. Petit deux, il est suspendu de ses fonctions. Les idéologues sont aussi dangereux que les casseurs.

Le directeur de la mission « Sustainable Development in Pays de la Loire »[1] demande la parole.

– Monsieur le Préfet de Région, vous savez certainement qu’il y a, à Nantes comme dans d’autres villes, des jeunes passionnés par l’univers des morts-vivants, des « zombies ». Leur Zombie Walk a lieu dans 5 jours. Ce ne sont pas des violents, mais je…

– Placez-les sous surveillance.

Mardi 4 novembre 2014

Dans mon bureau, je consulte à nouveau mes mails. Soudain, le « webmail », la messagerie de l’université, affiche :

Subject : Invitation. « Professeur, cette invitation vous surprendra peut-être, mais on aimerait vous avoir avec nous. Pouvez-vous nous rejoindre au Molière jeudi à 18 heures ? Don’t speak to anybody.[2] »

Avant même d’avoir pu lire jusqu’au bout, l’écran se fige, semble dégouliner, affiche quelques insanités, puis un étrange logo « Jouissance Entravée ». Un coup de la DGSI ? Il paraît qu’il y a d’anciens situationnistes chez eux.

Jeudi 6 novembre 2014

Le Molière jouxte le cinéma Katorza où une maquilleuse peaufine les déguisements des participants à la Zombie Walk. Il y a 15 ans déjà, Jean-Patrick, salarié du Katorza, a créé « L’Absurde Séance » qui présente le jeudi soir des nanars et des séries B. Plus ils sont mauvais, et plus le public d’habitués jubile de pouvoir les commenter à voix haute et lancer des vannes qui font rire toute la salle, tout en sirotant une Despé. À Nantes, c’est L’Absurde Séance qui est à l’origine de la Zombie Walk. Aujourd’hui encore, 500 personnes vont arpenter les rues du centre ville.

Un divertissement de potaches, en apparence. Mais mes étudiants rectifient bien vite. Celui qui a cessé d’être discret assène : « La dérision nous sauve du désespoir. » Les autres le chambrent gentiment pour sa grandiloquence. À l’angle de la place Graslin et de la rue Corneille, les zombies commencent à faire nombre. Avec leurs faces livides, leurs cicatrices et leurs vêtements tachés de sang, ils me font penser aux vanités du baroque espagnol. Pas seulement pour la référence à la mort. Aussi pour le vacillement, pour le doute qui vous saisit par moments : on dirait que leurs blessures sont réelles.

Nous sortons. Je suis le seul à ne pas être déguisé. J’attire l’attention… et les plaisanteries. Un peu comme Rick et Glenn dans ‘The Walking Dead’, lorsque la pluie nettoie le sang et les viscères de zombies dont ils se sont couverts pour traverser la ville au milieu des hordes de monstres.

Nous descendons la rue Crébillon. L’un des zombies surprend non pas tant par son œil crevé que par son autre œil qu’il maintient étonnamment fixe. Une fille a collé sur le bas de son visage la mâchoire et les dents d’un pauvre hère qui lui transmet son rictus tragique. Un groupe de filles a rapporté de la boucherie un cœur de bœuf sanguinolent dans lequel elles mordent avec appétit. Un garçon demande à une commerçante : « Je vous fais peur ? », à quoi elle répond : « Non, pas vraiment ! » Une voiture de police ferme la procession.

Mes étudiants mènent discrètement leurs interviews. Nous avons défini ensemble l’angle du reportage qu’ils veulent réaliser : quel est la part du jeu sans conséquence, et quelle est celle d’une conscience qui manie l’humour pour exprimer sa révolte face à la destruction de la planète.

Je remarque que deux zombies pas très crédibles, la quarantaine, les suivent de près. J’essaie d’approcher. Des râles, un hurlement, un mouvement de foule. Je me retrouve dans Carnaval do Brasil. Les visages déformés, l’un, le crâne transpercé par un piolet, comme Trotsky, ils m’entourent, veulent m’entraîner dans une ronde macabre. Je parviens à m’extraire.

– T’es qui, toi ?! 

– Te fatigue pas, c’est leur prof, le maît’ de conf’. 

– Maît’ de conf ‘ de mes deux !

Une poigne saisit mon bras. Nous courons presque. Dans la rue du Puits d’Argent, des bâches recouvrent les immeubles du passage Pommeraye en travaux.

Un premier coup, précis, dans le sternum, me coupe la respiration. Puis une manchette. Mes yeux pleurent. Je distingue l’éclair d’une lame. Je pense : Camus, L’Étranger. Déjà elle pénètre une première fois entre mes côtes, puis une deuxième fois. Je m’affaisse. Mon Nokia N8 rebondit sur le bitume. Soudain, il résonne : « My generation ! » Ils s’éloignent. « Things they do look awful c-c-cold – Talking ‘bout my generation – I hope I die before I get old. »[3]

Arnold m’a rejoint. Il ne peut s’empêcher de plaisanter. « Professeur, vous ressemblez à un zombie ! » Il a sacrément de l’humour. « P-p-putain ! » Je me vide. Merci d’être là. « Putain ! » C’est bizarre, je n’ai pas d’autre mot. « Putain ! Merci ! » La mort vient si vite, c’est triste mais je n’ai plus la force de pleurer, je fonds. Je vois encore un peu le visage maquillé, sanguinolent, d’Arnold. « Arnold ! Putain ! Merci. C’est con ! » « On n’aurait pas dû vous inviter. C’était une invitation trop surprenante. » Je n’entends plus. « Appelez C-c-christine !! »

Étrangement, mon « webmail » piraté, dévasté, commence à s’agiter alors que la torpeur me gagne. J’avais copié-collé ce texte dans la partie « Drafts »[4]. Il monte soudain, semble s’immobiliser sous les étoiles, mais il poursuit. Une brève interférence : « Rémi, on t’a oublié, nous sommes tous Charlie. » Il poursuit.

2500 ans plus tard, à l’autre bout de Laniakea, un amas de 100 000 galaxies dont notre Voie Lactée n’est qu’une petite excroissance en bas à droite, sur une planète agréablement dotée d’eau et de carbone, un jury d’extraterrestres, dépité par la disparition progressive d’une qualité d’expérience qui communiquerait aux récits une force réellement indiscutable, perçoit un message d’abord faible, puis de plus en plus insistant.

« De la Terre ! Les pauvres ! Ça fait bien longtemps qu’ils ont suicidé leur planète. Ça a été un drame horrible. Et qu’est-ce qu’ils écrivent ? »


[1] « Développement durable en Pays de la Loire »

[2] « Ne parlez à personne. »

[3] « Les choses qu’ils font semblent effroyablement d-d-déprimantes – Parlant d’ ma génération – J’espère que je mourrai avant de vieillir. »

[4] « Brouillons »

2 commentaires sur “Ils ont bitumé la Terre”

    1. Merci Michel. Heureux de te lire ! Je prépare un recueil de nouvelles et un polar. J’ai hésité à publier des nouvelles sur ce blog…

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