Le Corbeau, de Henri-Georges Clouzot. Ou comment la réalité dépasse la fiction. Mais la fiction a d’autres tours dans son sac !

Infos pratiques : https://capcinepenestin.fr

C’est un grand film qui sera projeté à la Salle socioculturelle le 31 janvier, pour la première séance du nouveau ciné-club de Pénestin, Cap Ciné. Tourné en 1942 durant l’Occupation, mal accueilli à sa sortie et mis à l’index jusqu’en 1947, c’est, après L’assassin habite au 21, le deuxième long-métrage de Clouzot, qui tournera par la suite Quai des orfèvres, Le salaire de la peur, Les diaboliques, La vérité

Le Corbeau, comme son titre semble l’indiquer, raconte une histoire dont le thème principal est celui de la délation, très répandue durant cette époque troublée. Sauf que… le terme de « corbeau » n’existait pas à l’époque dans ce sens désormais bien ancré d’un « auteur de lettres injurieuses et anonymes ». C’est ce film, justement, qui « invente » ce nouveau sens associé à un oiseau déjà mal considéré. Quant à raconter une « histoire » : un grand film, une œuvre, va toujours bien au-delà !

Imaginant qu’elle ait pu écrire de la main gauche…

L’intrigue du film, dirons-nous, s’appuie sur un fait-divers qui s’est déroulé à Tulle, en Corrèze, de 1917 à 1922. Une jeune femme, Angèle Laval, employée de la Préfecture, expédie des centaines de lettres révélant les turpitudes des habitants. En janvier 1922 arrive à Tulle Edmond Locard, l’un des principaux fondateurs de la police scientifique et spécialiste notamment de graphologie. Soupçonnant Angèle et imaginant qu’elle ait pu écrire de la main gauche pour travestir son écriture, il la fait écrire en lettres capitales de l’une et de l’autre main « jusqu’à la lassitude », et voit peu à peu apparaître l’ensemble des caractéristiques qu’il avait relevées dans les lettres du « Corbeau ». Je vous passe la multitude de rebondissements de cette histoire vraie qui dépasse bien des fictions. Vous les trouverez par exemple là :https://www.bfmtv.com/police-justice/comment-le-mot-corbeau-est-entre-dans-l-histoire-judiciaire-francaise_AN-201706170005.html

Mais comme je l’ai indiqué ci-dessus, un corbeau ne s’appelait pas encore un corbeau. Un journaliste présent au procès d’Angèle Laval la décrit ainsi :

« Elle est là, un peu boulotte, un peu tassée, semblable, sous ses vêtements de deuil [elle a poussé sa mère à se suicider], à un pauvre oiseau funèbre qui aurait reployé ses ailes. »

20 ans plus tard, Locard transmet tous les détails de cette affaire à Louis Chavance, jeune scénariste débutant. L’idée plait à Clouzot. Le « pauvre oiseau funèbre » devient pour eux un « corbeau » dont l’image apparaîtra sur chacune des lettres qu’il écrit. Le terme de corbeau sera repris au moment de l’affaire Gregory, puis de l’affaire Clearstream, jusqu’à en devenir presque banal. 

Il en aura profité pour se repaître des cadavres d’animaux noyés par les flots…

Mais à propos, qu’est-ce qui justifie que ce pauvre volatile si commun dans nos campagnes se voie affublé d’une connotation négative supplémentaire ? Michel Pastoureau, historien des représentations, nous rappelle que dans l’Antiquité, voire la protohistoire, le corbeau jouissait d’une image très favorable : messager des dieux, protecteur du monde, intermédiaire entre la vie et la mort. (Michel Pastoureau, le corbeau, une histoire culturelle) Mais l‘Eglise ne l’entend pas de cette oreille. Elle veut faire cesser les cultes païens qui honorent cet oiseau qu’elle considère comme un animal mortifère, eu égard à sa nature de charognard. 

Marc Chagall, l’arche de Noé, 1961-65

Dans la Bible, le corbeau est maudit, comme le serpent : lorsque Noé l’envoie vérifier, après le Déluge, si le niveau des eaux a baissé, il ne revient pas annoncer la bonne nouvelle, au contraire de la colombe. Il s’est sans doute attardé et aura profité de la situation pour se repaître des cadavres d’animaux noyés par les flots. L’imagination populaire prend le relais : le corbeau porte malheur, c’est un oiseau de mauvais augure. Il est nuisible et même son intelligence inquiète. Au cinéma, Hitchcock en offre la représentation la plus effrayante jamais donnée jusque là.

Mais d’autres questions s’imposent, devant le Corbeau de Clouzot. On est frappé par son classicisme, son sens de la symétrie, qu’un bel article des Inrockuptibles compare à un jardin à la française. (https://www.lesinrocks.com/cinema/henri-georges-clouzot-un-cineaste-sombre-et-classique-en-quete-de-modernite-152149-03-11-2017/ ) Les acteurs, Pierre Fresnay, Ginette Leclerc, Micheline Francey, Pierre Larquey, sont servis par une lumière splendide qui transcende le noir et blanc. 

Un perfectionniste qui « sadise » ses acteurs…

Dans une scène restée célèbre, un lustre qui se balance entre Pierre Fresnay et Pierre Larquey fait alterner l’ombre et la lumière, cependant que le psychiatre incarné par ce dernier disserte à propos des frontières changeantes entre le bien et le mal. Une illustration par l’image qui résume à la perfection l’inspiration de la génération d’auteurs américains qui ont inventé le roman noir, dans les années 1920, Hammett, Chandler, McCoy… Pour eux, un polar n’a pas pour but de décrire un univers régi par le mal, il dévoile un monde où les transformations sociales ont été si rapides que beaucoup, attirés comme des insectes par les « lumières de la ville », ont perdu les repères qui leur permettaient jusque là de faire la différence entre le bien du mal.

Clouzot, cinéaste qui s’illustre dans les ambiances sombres, étouffantes, ne craint pas la contradiction avec le « jardin à la française ». Il est, justement, un perfectionniste qui « sadise » ses acteurs afin d’arriver au résultat qu’il recherche. Il s’oppose en cela à ses contemporains Jean Renoir, Jacques Becker, Luis Buñuel, qui préfèrent la liberté, les surprises et les aléas du tournage à une trop grande maîtrise. Ce débat récurrent dans l’histoire du cinéma est relancé dans la génération suivante par Truffaut, qui critique la « noirceur misanthrope » et la « rigidité quasi cadavérique » de Clouzot. Oui, l’univers de Clouzot est composé d’hommes faibles, lâches, cruels. Les femmes y sont retorses et manipulatrices.

Mais comment parvient-on à produire un film comme celui-là dans un pays occupé où trônent les valeurs du Maréchal : « Travail, Famille, Patrie » ? Comment parvient-on à y faire des films, tout simplement ?

A suivre…

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