J’ignore si la métamorphose est une figure typique de la poésie, ou bien de telle ou telle poésie en particulier, héritière peut-être d’Ovide, poète latin connu à la fois pour son « Art d’aimer » et pour ses « Métamorphoses », allez donc chercher le rapport entre les deux ! Il me semble pourtant que les prunelliers sont des êtres éminemment poétiques en ce moment précis où ils accomplissent leur mue d’hiver en printemps.
En hiver, ils pointent leurs dards comme des armes prêtes à tailler tout intrus en pièces. Ma paire de tennis en garde un souvenir cuisant. J’ai voulu un jour me soulager benoitement le long d’une haie, sans m’aviser qu’elle venait d’être taillée par un cuistre qui avait laissé tous les reliefs de sa tonte gésir sur le sol. Une branche a traversé d’abord la toile de ma chaussure, puis mon épiderme, s’est plantée dans ma chair et est restée fichée là indifférente à mes jurons. Les dards du prunellier, qui n’est pourtant qu’un arbuste, sont d’un bois si dur qu’on en fait des meubles.
Mais en mars, cette semaine pour être précis, les prunelliers bourgeonnent et fleurissent, parsemant la campagne de nuées blanches qui en remontrent à celles, jaunes, des ajoncs. Mais cela, c’est la vision éloignée, vous dirait un professeur de français. Complétez-la par une vision proche et là, vous verrez : cela tient du miracle ! Les épines se couvrent de petits bourgeons sur toute leur longueur, y compris sur leur pointe qui laisse passer, ici une sorte de tigette douce au toucher, là un minuscule bourgeon en forme de coussin.
Oui, les pointes si aigues de l’hiver s’émoussent, se civilisent, s‘amourachent. Elles verdissent et s’adoucissent. Hier hostiles, les voici amicales. Quelle métamorphose ! Cette métamorphose relève-t-elle de la poésie ? C’est ce que, modestement, je voudrais vous montrer. A chacun ses références : les miennes sont visuelles et souvent ibériques. Au centre Buñuel et Dalí, deux facettes du surréalisme au-delà des Pyrénées.
Ils ont fait ensemble un film, « Le chien andalou », puis se sont brouillés comme Breton et Eluard et bien d’autres chez nous. Je pourrais vous dire qu’ils étaient trois, avec Lorca, fusillé par les Nationalistes en 1936 sur le bord d’une route, trois à s’être connus dans les années 1920 à la Cité Universitaire de Madrid et à avoir rêvé un 20e siècle dont les dictatures et les génocides auraient été absents. Lorca le poète des mots. Les consonnes petits hommes râblés d’Espagne, les voyelles sang rouge de l’Espagne. Je pourrais vous parler de cette lune traversée par un nuage effilé comme une lame de rasoir, celle qui tranche l’œil d’une jolie femme. Première image, première métaphore au début du « Chien andalou ».
Déjà nous nous rapprochons. Ce dont je veux parler, ce sont les « objets poétiques » qui parsèment les films de Buñuel. Un seul nous suffira pour aujourd’hui : le « crucifix-canif » du film « Viridiana ». Un petit crucifix élégant qui s’ouvre sur un canif. Un objet kitsch qu’il était facile de se procurer aux Puces de Madrid, et dont certaines bonnes sœurs se servaient pour peler les pommes ou les oranges. La censure franquiste interdit le film et fit stopper la fabrication de ces objets du quotidien. Au 17e siècle déjà, en France, du Marsay disait qu’« il se fait plus de figures (de rhétorique) un jour de marché à la halle qu’il ne s’en fait en plusieurs jours d’assemblées académiques. » Buñuel, lui, plaide la bonne foi… et définit, l’air de rien, ce qui fait le sens même de la poésie : « Ce ne sont que des métaphores, des contrastes qui m’ont séduit… En un mot : de la poésie ! »
Ce crucifix, objet dévot, qui s’orne soudain d’une pointe aiguisée, ce contraste entre dévotion et menace : ce sont bien, aussi, les épines de notre prunellier. D’ailleurs, le baroque des églises espagnoles n’est pas avare d’épines, tressées en couronnes et plantées sur le front du Christ souffrant. Et Buñuel aime aussi à nous les montrer. Simplement, le crucifix opère en sens inverse du prunellier : il se hérisse quand ce dernier s’émousse. Le crucifix est hiver.
De même que les consonnes et les voyelles s’ouvrent et se ferment, se répètent ou s’entrechoquent pour évoquer presque miraculeusement le sens des mots qu’elles composent, les couleurs et les formes se rejoignent et se disjoignent, se conjuguent et se déclinent. Le crucifix dit muettement le sens profond d’une religion qui s’abreuve de la souffrance. C’est clair, c’est net, c’est tranchant comme une lame. L’économie des moyens – deux objets mis bout à bout « tranchent » l’un avec l’autre – renforce la beauté de l’image.
Le prunellier exprime lui aussi, avec un simple piquant rentré ou sorti, apparu disparu, présent absent, toute la complexité des relations humaines. Celles qu’un moraliste comme La Fontaine présentait avec les mots du règne animal : le loup… l’agneau… J’ai appris la semaine dernière qu’un journaliste gentil ne peut interviewer que des agneaux qui lui ressemblent, que face à des loups il en perdra assurément son latin, que la gentillesse définit une vision du monde et un type de journalisme. Un journaliste lupin saura s’imposer aux uns et aux autres, mais il prêtera sans doute aux agneaux des raisonnements de loups.
Dieu ! Que le printemps est joli lorsque les ligneux les plus rudes se métamorphosent en agneaux et tressent de leurs tiges des poèmes si doux qu’on en oublierait presque Loscolo, le PLU, la GLP, les gilets jaunes, le Brexit… Tout sauf les larmes des mères africaines dont les enfants s’arrachent des lambeaux de chair sur les barbelés de nos peurs qu’aucun printemps – hélas ! – ne vient émousser.
Bravo pour la richesse de ce texte… le petit prunellier prend une sérieuse ampleur !
Très joli texte
Je regarderai désormais les épines avec bienveillance
Bon week-end