Le spectacle vivant ne supporte ni confinement, ni distanciation sociale. Ce n’est pas pour autant qu’il aime les virus. En tous cas, il ne va pas bien du tout…

Extrait d’une interview de Christophe Honoré, metteur en scène, dans Le Monde du 1er mai (texte complet plus bas) :

Question : Vous deviez créer, le 23 avril, « Le Côté de Guermantes » à la Comédie-Française. Quand le confinement a été établi, le 17 mars, vous en étiez à la cinquième semaine de répétitions. Poursuivez-vous le travail de façon virtuelle, comme certains le font ?

Réponse : Je n’ai pas continué les répétitions par visioconférence, non. D’abord parce que nous ne savons pas quand et même si le spectacle pourra être créé. Je continue à être en contact avec les acteurs, j’essaie de nourrir leur imaginaire. Mais répéter, non : s’il y a bien un métier impossible à faire avec la distanciation sociale, c’est celui de comédien. Le théâtre, c’est une intimité partagée, collective, entre les acteurs, et entre eux et le public.”

Cet article est dédié à Philippe Mirassou, homme de théâtre lui aussi.

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Gérard Cornu m’ayant invité à m’exprimer suite à l’article de Christophe Honoré « Ce temps imposé est un temps empoisonné »,  je lui propose le court commentaire suivant :

spectacle ‘Anton’, 1989, création P. Mirassou, A. Peneau

Christophe Honoré est  un quinquagénaire,  il se trouve donc, avec des milliers d’autres, au centre de la tourmente, de la catastrophe, du drame…

En ce qui me concerne, le métier que j’ai exercé durant 42 ans m’autorise, depuis 5 ans, à poser une partie des crayons.

Les 2 compagnies successives que nous avons codirigées Armelle Peneau et moi durant 35 ans, n’auraient pas survécu  à la situation présente.

D’avoir échappé à ce drame me réjouit bien sûr, mais me plonge également dans un étrange et sincère sentiment de culpabilité. Celui de ne pas être parmi ma famille, ma tribu.

Les femmes et les hommes de cette tribu sont par nature actifs. On n’enferme pas ces personnes. Le confinement  est leur torture. Dans leurs propos, j’entends la peur nourrie d’innombrables questionnements.

Notre dernière Compagnie s’appelait « e-magine  Art Vivant ».

À l’extrême opposé du monde numérique, l’Art Vivant (le live) repose par définition  sur du contact charnel sur le plateau, sur des émotions  qui naviguent entre la scène et le public. Elles sont tellement présentes  qu’on pense parfois pouvoir les saisir dans ses mains.

Et bien évidemment, la respiration des artistes et des spectateurs est commune.

Alors là ! actuellement  et pour sans doute longtemps, pour ce qui est de la respiration commune…

spectacle ‘Nage libre’, 1993, création P. Mirassou et A. Peneau

L’ensemble de la profession, toutes disciplines et tous métiers confondus, n’est pas optimiste quant à l’ AVENIR.

Le fameux « Monde d’Après », quelle forme prendra-t-il dans ce secteur ?

De façon plus globale, la Culture repartira-t-elle sur de la création pétillante et débordante d’innovations ou bien perdra-telle le facteur subversif qui lui est inhérent ?

La Culture sera-t-elle LIBRE ?

Quoi qu’il advienne, la casse sera ÉNORME, il ne pourra en être autrement.

Philippe Mirassou

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Article complet du Monde du 1er mai 2020 :

Christophe Honoré : « Ce temps imposé est un temps empoisonné »

Le cinéaste, écrivain et metteur en scène, qui devait créer « Le Côté de Guermantes », d’après Proust, redoute que cette période « ne soit que stérile et néfaste ».

Propos recueillis par Fabienne Darge Publié le 01 mai 2020 à 10h00, mis à jour à 05h36

Confiné dans son appartement parisien, le cinéaste, écrivain et metteur en scène Christophe Honoré s’interroge sur ce que nous sommes en train de vivre avec le Covid-19.

Il devait être doublement présent au théâtre ce printemps, avec la reprise des Idoles, son spectacle imaginé autour de figures d’écrivains victimes du sida, à l’Odéon-Théâtre de l’Europe, et avec la création du Côté de Guermantes, d’après Marcel Proust, avec la troupe de la Comédie-Française. Deux spectacles dont il ne sait s’ils pourront être présentés lors de la saison 2020-2021.

Comment vivez-vous cette période ?

C’est un temps étrange. Passé les premières semaines de confinement, où l’on avait l’impression d’avoir la situation en main, on s’est rendu compte que c’était un enfermement. C’est l’inverse d’une retraite, où l’isolement est choisi.

Ce moment peut-il être bénéfique pour la création ?

Pour moi, ce n’est pas du tout un moment d’écriture ou de poussée créatrice. L’écriture naît d’un élan, d’un désir, et c’est alors en toute liberté que l’on peut faire le choix de s’isoler pour travailler. Là, je me sens enfermé, empêché. Je n’arrive pas à faire quelque chose de ce temps imposé, qui est un temps empoisonné.

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Et j’irai plus loin : je n’ai pas envie de créer à partir de cet événement. C’est juste une sale période, à laquelle je n’ai pas envie d’associer l’art. Je trouve qu’il serait dangereux de romantiser ce moment, ou d’affirmer que la création serait un acte de résistance. J’ai le plus grand mal, et la plus grande répugnance, à envisager la pandémie comme une chose qui va porter des fruits. Je crains que ce temps ne soit que stérile et néfaste.

Selon vous, rien de positif ne peut en sortir ?

C’est surtout que, depuis le début, je refuse de donner un sens à ce qui se passe. Je trouve extrêmement dangereuse cette idée que la maladie serait une façon de payer quelque chose, une forme de châtiment, par rapport au libéralisme et à l’ultraconsommation, par exemple. Pourtant, je pense que l’oppression capitaliste est une réalité. Mais ce n’est pas pour autant que l’on mérite ce qui nous arrive.

Une maladie n’a pas de sens, ne peut pas en avoir. On n’a pas besoin du Covid pour savoir que la mondialisation actuelle est néfaste, que ce sont les populations les plus vulnérables qui sont frappées avec le plus de violence. Cette idée de la maladie comme châtiment, on a vu déjà avec le sida combien elle pouvait être dangereuse. Et j’avoue que je ressens une certaine nausée face à toutes les causeries, tous les avis qui se multiplient dans l’espace public. Nous sommes face à un événement historique, point.

Quels liens faites-vous avec l’épidémie de sida, qui a marqué les années 1980-1990, et votre génération ?

La dernière fois que l’on a connu cette peur face à une maladie, c’est en effet dans les années sida, même si c’était sans doute moins collectif, avec des groupes de population plus touchés que d’autres. Pour ceux qui ont été touchés de près ou de loin par le sida, la pandémie actuelle réveille nombre d’angoisses et de traumatismes, c’est certain. La différence, c’est que l’on vivait le sida comme une maladie qui visait surtout les jeunes, alors que celle-ci semble toucher plutôt les personnes âgées.

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Mais là où les années sida résonnent pour moi fortement avec ce qu’on vit aujourd’hui, c’est sur la question de la prise de risque. Quel risque on prend, quel risque on fait prendre à l’autre, comment se comporter de manière rationnelle ? A l’époque, on était parfois face à des gens totalement inconscients. C’est le cas aussi aujourd’hui, mais en même temps on voit bien que le fantasme de se protéger de tout finit par être de l’ordre de la névrose.

Vous deviez créer, le 23 avril, « Le Côté de Guermantes » à la Comédie-Française. Quand le confinement a été établi, le 17 mars, vous en étiez à la cinquième semaine de répétitions. Poursuivez-vous le travail de façon virtuelle, comme certains le font ?

Je n’ai pas continué les répétitions par visioconférence, non. D’abord parce que nous ne savons pas quand et même si le spectacle pourra être créé. Je continue à être en contact avec les acteurs, j’essaie de nourrir leur imaginaire. Mais répéter, non : s’il y a bien un métier impossible à faire avec la distanciation sociale, c’est celui de comédien. Le théâtre, c’est une intimité partagée, collective, entre les acteurs, et entre eux et le public.

Pour la plupart des comédiens, la période est très violente. A la Comédie-Française, encore, ils ont la chance d’être un groupe. Ils échangent beaucoup, Dominique Blanc lit tous les après-midi, sur Skype, des textes de Proust, ils en parlent ensuite. La situation est beaucoup plus critique pour les comédiens isolés, qui attendaient de pouvoir faire les heures nécessaires pour leurs droits à l’assurance-chômage, qui n’ont pas de trésorerie pour tenir et qui sont dans une incertitude totale.

Comment envisagez-vous la reprise des tournages de cinéma ?

Nous n’avons aucune information sur la possibilité d’une reprise. Ce que l’on sait, c’est que les assureurs ne veulent pas assumer la prise de risque. Et on entend parler d’idées aberrantes : faire venir tous les acteurs d’un film quinze jours avant le tournage pour les mettre en quarantaine, confiner toute l’équipe dans le même lieu pendant toute la durée du travail…

Quels effets la crise actuelle peut-elle avoir sur les formes et les thèmes artistiques ?

Je ne suis pas très optimiste non plus sur ce point. Je crains plutôt le lieu commun, une forme d’appropriation un peu simpliste, que l’on voit surgir sur les plateaux des personnages avec des masques, que l’on reproduise le confinement…

Ce qui va nous parler en tant que spectateurs de ce qui nous est arrivé, pour moi, ce sont des mises en scène très éloignées, dont l’écho sera beaucoup plus lointain et profond. La création ne peut pas se faire dans l’immédiateté, elle demande le passage du temps et l’examen des traces laissées par l’événement.

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Je me méfie beaucoup, aussi, du côté prophète que l’on pourrait avoir, ou que l’on pourrait nous accorder, en tant qu’artistes. Je ne crois pas que nous soyons capables de voir ce qui nous arrive mieux que d’autres. Ce sont la prudence, la réserve, l’intimité qui nous permettront une précision sur ce que l’on aura pu ressentir, et sur les traces qui seront laissées.

Qu’en est-il du rapport à la fiction ?

C’est vrai que ce qu’on vit ressemble à une mauvaise série d’anticipation dystopique. On a l’impression d’être les personnages d’une fiction dont les scénaristes manqueraient singulièrement de talent. Quant à l’évolution du statut de la fiction dans un tel contexte, là non plus, je n’ai pas envie de jouer les prophètes.

Mais, plus concrètement, je crains que la sortie de crise ne vienne confirmer une tendance déjà à l’œuvre, surtout dans le cinéma : celle du formatage. Dans l’économie de marché cinématographique, qui va décider de ce qui est ou non un bon sujet de l’après-confinement ? On voit bien comment on va aller encore plus vers une sorte de ventre mou qui existe déjà et avoir recours au cliché : on va nous dire qu’il faudra de l’évasion, du « feel-good », des histoires de héros solitaires qui se dévouent pour la collectivité… Et les cinéastes qui résisteront à ce formatage auront des difficultés économiques encore plus importantes pour tourner leurs films.

Y a-t-il selon vous une impossibilité à envisager le tragique de la situation ?

On minimise énormément ce qui se passe. Pas au niveau concret, bien sûr, du comptage macabre des morts et de la lutte contre la maladie. Mais au niveau intime de ce qui nous blesse, de ce qui nous ruine dans cette période.

Je crois en effet qu’il y a une incapacité à voir le tragique, à envisager ce qui est en train de se détruire en nous. Je suis convaincu que quelque chose se détruit, ce qui ne veut pas dire qu’on ne pourra pas le surmonter. Mais ce n’est pas parce qu’on est indemne que tout va bien. Bien sûr que la vie reprendra, mais avec un noyau à l’intérieur qui aura été très fragilisé. C’est pour cela que je refuse de m’adapter à la situation, et d’en faire quelque chose de productif.

Que faire, alors ?

Peut-être suis-je un peu trop obsédé par Proust en ce moment, mais je crois que, pour retrouver quelque chose, il faut admettre l’avoir perdu. Le temps que nous vivons est perdu. L’admettre, c’est laisser la possibilité qu’il y ait un temps retrouvé.

1 commentaire sur “Le spectacle vivant ne supporte ni confinement, ni distanciation sociale. Ce n’est pas pour autant qu’il aime les virus. En tous cas, il ne va pas bien du tout…”

  1. Merci Philippe de nous parler théâtre. Je regarde régulièrement sur mon ordinateur les spectacles diffusés par certains théâtre et opéras, les artistes jouent, dansent, et chantent dans leur salon, enfermés chez eux, nous les voyons séparés par deux écrans, c’est à la fois émouvant et tellement triste, car il manque cette respiration commune dont tu parles, nous voyons une image mais il nous manque la vie. Des caisses de solidarité se mettent en place pour aider ici un petit café, là une librairie, dis-nous si on peut aider le théâtre car les gros seront sauvés mais les petits mourront si nous ne faisons rien.

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