Les paradoxes de la vérité

Ce lundi 28 février à 20 h 30, le ciné-club de Pénestin propose le film « L’Aveu », de Costa-Gavras, sorti en 1970 un an après « Z »Z dénonçait un assassinat politique commis dans la Grèce des colonels (1967-74), et promptement maquillé en accident de la circulation. L’Aveu a pour personnage principal un ancien responsable communiste en Tchécoslovaquie, accusé d’espionnage et torturé afin de lui faire avouer des crimes qu’il n’a pas commis. 

L’Aveu est à resituer dans le contexte du printemps de Prague et de sa répression par les chars russes en août 1968. Le film – réalisé par des personnalités marquées à gauche comme son scénariste Jorge Semprún ou le couple Montand-Signoret – a subi de multiples pressions durant son tournage, venues de militants restés fidèles à la vision du monde d’un Parti Communiste qui n’avait pas encore rompu ses attaches avec l’Union soviétique.

« Nous avions toujours cru que le Parti était infaillible »

Il est difficile d’imaginer aujourd’hui à quel point cela a coûté aux militants communistes et à leurs compagnons de route, dans les années 1950 et 1960, de reconnaître les massacres du stalinisme. Dans L’Aveu, le personnage de Montand /Artur dit à un moment : « Nous avions toujours cru que le Parti était infaillible. » Infaillible comme le Pape, le premier à qui ce terme s’applique ? Voici d’ailleurs un exemple pris dans l’autre camp : l’écrivain Georges Bernanos, longtemps engagé dans l’Action Française, vivait en exil sur l’île de Majorque lorsqu’a éclaté la guerre d’Espagne en 1936. 

Après avoir épousé dans un premier temps la cause des Nationalistes du Général Franco contre les « Rouges », il est témoin des atrocités commises par de bons Chrétiens, avec les encouragements de leurs prêtres. Evidemment, d’autres exactions ont eu lieu en sens inverse, mais dire le vrai, en l’occurrence, c’est d’abord accepter de dire ce dont il a été témoin, même si cela représente un véritable déchirement. Son livre, « Les grands cimetières sous la lune », s’attire les critiques haineuses de la totalité de son camp, et l’auteur est traité comme un traitre et un renégat.

La leçon qu’il convient de tirer à ce stade, c’est que la vérité a quelque chose à voir avec le courage. Il en faut pour résister à la pression de son propre camp, pour faire sécession. Cependant, on sent bien dans les récits que je viens de rapporter qu’ils appartiennent à une époque qui n’est déjà plus la nôtre. Quelque chose à changé depuis. Le cinéma et la littérature (et les livres d’histoire…) nous sont d’autant plus indispensables que seule la perspective historique permet de comprendre le présent dans lequel nous vivons. L’oubli du passé, son ignorance, ouvriraient la porte à un retour aux errements de naguère. 

Les valeurs de notre époque : confort et sécurité. Comme sur les plaques des ascenseurs !

Qu’est-ce qui a changé ? Bien qu’on ait déjà tant écrit sur le sujet, il est toujours aussi difficile d’exposer cette transformation de nos sociétés sans tomber dans la caricature. Dès la fin des années 1970, on a évoqué « la fin des grands récits ». La croyance en un monde meilleur, que ce soit sur cette terre ou dans l’au-delà, ne mobilise plus. Les églises se vident, de même que les cellules du Parti communiste ou les différentes « chapelles » de l’extrême-gauche. On vote et on baptise encore, mais du bout des lèvres. 

Fini l’enthousiasme et l’héroïsme, bonjour la distance et l’ironie ! Comme l’écrit si bien le philosophe Alain Badiou dans son « Eloge de l’amour », les valeurs de notre époque sont celles que l’on trouve inscrites sur les plaques des ascenseurs : confort et sécurité… Ce résultat est atteint après seulement deux décennies de télévision, de pavillons individuels et de supermarché le samedi. Chacun pour soi et chacun chez soi dans un monde sans aventure et sans risque, qui s’étend progressivement à l’ensemble de la planète.

Le mouvement ne s’arrête pas là. Les années 1990 voient apparaître l’internet grand public et les téléphones portables, puis les années 2000 ce qu’on appelle désormais les réseaux sociaux. Ajoutez à cela Erasmus, les vols low cost… Le monde s’est rétréci, nous vivons dans l’immédiateté. Sur internet, chacun se filme et se raconte, s’il le souhaite, s’affichant potentiellement face au monde entier et cherchant évidemment à se présenter sous son meilleur jour. La vérité dans tout cela ? Elle est devenue individuelle : chacun la sienne. Bienvenue dans le monde de la « post-vérité » !

On a cessé de croire que la vérité elle-même avait une quelconque importance

Pour mener des combats collectifs, il fallait faire confiance au groupe et avoir foi dans son projet d’avenir. Mais désormais, on doute de tout, on voit des complots partout. Les médecins nous trompent, les dirigeants nous mènent en bateau, les médias servent les intérêts de leurs actionnaires. Comment s’engagerait-on si l’on ne croit plus à rien ? Où est le vrai, où est le faux ? La limite entre eux est d’autant plus floue qu’elle a finalement perdu son importance. On n’a pas seulement cessé de croire en un monde meilleur, on a cessé de croire que la vérité elle-même avait une quelconque importance. La post-vérité n’est pas le règne du mensonge. C’est avant tout une boîte à outils pour un temps où la vérité est dévaluée.

Nous avons tous à l’esprit la présidence de Donald Trump aux Etats-Unis. Son investiture se passe sous des averses. Aussi décide-t-il que « le ciel s’est ensoleillé » lorsqu’il a commencé son discours. L’un de ses conseillers explique aux journalistes que « parfois, nous pouvons être en désaccord avec les faits ». Il achève son mandat en niant contre toute vraisemblance avoir perdu les élections et en lançant ses partisans à l’assaut du Capitole. Il est le seul président à avoir été soumis deux fois à des procédures de destitution. Qu’importe, en réalité, puisque le poids des accusations d’abus de pouvoir et d’appel à l’insurrection portées contre lui ne relève pas de leur véracité, mais d’un vote dans des instances où il est majoritaire.

Qu’est-ce qui est préférable : la vérité ou la force ? La force vous donne raison, alors que la vérité ne vous rend pas plus fort… A tous les niveaux, et jusque dans la politique locale, on est de moins en moins désireux de prouver ce qu’on avance. A la différence des époques antérieures, le mensonge n’a plus à se cacher. Les journaux si attachés à la vérité des faits suivent l’exemple des politiques. Cette semaine encore, Ouest-France corrige deux erreurs grossières et manifestes concernant le dernier Conseil municipal de Pénestin. Mais cela ne s’appelle plus « rectificatif » : on dit désormais « précision ». On ne s’excuse plus, on ne reconnaît plus ses erreurs, on ne répond plus à ceux qui vous interpellent. An nom de quoi ? D’une position de force, probablement, de la loi du plus fort.

Prouver sa loyauté en se montrant apte à croire que le noir est blanc

George Orwell, dans son « 1984 », a bien montré comment les pouvoirs de son époque, nazisme et stalinisme – nous y revoilà ! – jouaient avec le sens des mots afin de modifier la perception des situations et des événements. Il appelait cela la « novlangue », avec des expressions comme « la liberté, c’est l’esclavage », ou « noirblanc » qui désigne : une soumission loyale au Parti en se montrant apte à croire que le noir est blanc et à oublier que cela n’a jamais été le cas. La réalité rejoint d’ailleurs la fiction, lorsqu’un plan de licenciement répond au doux nom de « plan de sauvegarde de l’emploi », et il serait facile de multiplier les exemples.

Ou encore lorsqu’un dictateur attaque un pays voisin pour y « maintenir la paix », dévaste des quartiers d’habitation dans le cadre d’une « opération strictement militaire », et bombarde un peuple afin d’empêcher « un génocide ». Une telle présentation des faits ne trompe pas grand monde dans un public déjà rompu au scepticisme. Le paradoxe semble être que le dictateur en question donnerait presque l’impression d’y croire, lui. Par ailleurs, il interdit l’usage des mots « invasion », « guerre » et « victimes civiles » dans les médias russes et indique que « seules les sources officielles russes disposent d’informations actuelles et fiables ». J’ignore comment cette dernière phrase résonne en russe, mais en français elle est très familière, on a l’impression de l’avoir déjà entendue 50 fois dans la bouche de certains de nos élus. En tous cas, le sommet est atteint désormais. Qu’y a-t-il au-delà ?

Tandis que j’écrivais hier après-midi, le fil infos du Monde annonce à 14 h 19 que Vladimir Poutine ordonne la mise en alerte de la force de dissuasion nucléaire russe. Pendant des décennies, la crainte d’une déclaration comme celle-ci a justifié la course aux armements, la construction du Mur de Berlin, des assassinats, des violences inouïes. Rien ne se produit, c’est irréel. Ce n’est pas seulement la vérité qui flanche, c’est la réalité elle-même qui se dérobe sous nos pieds.

La question n’est pas tant que l’on ment plus, mais que la vérité s’est dévaluée

Alors où en sommes-nous, pour autant que cela ait encore un sens d’écrire ? Les vannes sont maintenant ouvertes : dire la vérité a cessé d’être un devoir. Kant est mort… La valeur de la vérité a chuté comme celle du rouble. Nombreux sont ceux qui ont vu là, depuis quelques temps déjà, une opportunité. On a toujours menti, mais le contexte actuel ouvre de nouvelles perspectives : répétons-le, la question n’est pas seulement que l’on ment plus, mais que la vérité s’est dévaluée. Les raisons d’en profiter sont multiples. L’intérêt guide, comme cela a toujours été, les petits arrangements avec la vérité. L’intérêt… et la stratégie, car certaines étapes au service d’une bonne cause s’accommoderaient bien de quelques entorses à l’exactitude trop exigeante des faits. 

Il y a aussi la vanité. Il est tellement désagréable de devoir reconnaître ses erreurs ! Ou ses fautes d’ailleurs, ces dernières étant intentionnelles tandis que l’erreur ne l’est pas. Certains n’admettent jamais aucune faiblesses : ils ont toujours raison et ils ont toujours eu raison. Que leur répondre, si ce n’est qu’ils ne progresseront jamais dans aucune direction, car l’erreur (pas la faute…) est indispensable à l’apprentissage. Les meilleurs artisans et même les scientifiques de haut niveau progressent par essais et erreurs.

Et puis il y a encore la simple commodité, la facilité, la paresse. Le monde dans lequel nous vivons est désormais tout entier régi par la revendication d’une satisfaction immédiate. Un singe intelligent prend un bâton pour attraper une banane, mais nous, à présent, souhaiterions que tout nous soit immédiatement accessible sans délai, sans intermédiaire et sans effort. Combien de mensonges petits et grands sont dus simplement à la recherche du confort ? Eviter les ennuis, les emmerdements… Et combien d’erreurs le sont à la paresse intellectuelle qui dispense de « bosser » ?

J’avoue que je ne me fais pas à ce monde où le mensonge ne coûte pas plus cher qu’une vérité dévaluée, comme de la petite monnaie qu’on s’échangerait sans même devoir recompter, comme une « monnaie de singe »L’Aveu est un beau film : Montand et Signoret, dans leurs rôles respectifs, ne mentent pas. Ils croient en la vérité. Le constat de leurs échecs – celui de leur crédulité ? – leur saute au visage. Ce sont finalement, même s’ils n’en ont pas l’air, des agneaux dans un monde de loups. 

6 commentaires sur “Les paradoxes de la vérité”

  1. Quelle tristesse de découvrir le monde de l’entre-soi où toujours les mêmes personnages sont érigés en tant que détenteur de la vérité unique et dont seul le nombre de leurs casseroles dépasse celui de leurs conflits d’intérêt…
    Si l’on ne suit pas la doxa des ingèrents « humanitaires » on est complotiste -pour le moins-
    Le parti pris d’une majorité de « journalistes » est indécent. Prendre parti pour le « camp du bien » …

    1. Bonjour Monsieur, Je ne sais pas qui vous êtes. Vous êtes bien entendu libre de vos opinions. Je souhaitais juste vous dire qu’il me paraît dommage que vous mêliez les journalistes à votre propos.

      Les journalistes accomplissent actuellement un travail en Ukraine qui mérite tous les éloges, pour nous informer et pour apporter des preuves face la masse d’informations mensongères qui circulent. Regardez par exemple toutes ces journalistes femmes sur France 2 : Dorothée Olliéric, Maryse Burgot, Agnès Varamian… Lisez les articles de journalistes comme Benoît Vitkine, du Monde, auteur aussi de plusieurs romans qui aident à mieux comprendre les réalités de l’Ukraine, et tant d’autres.

      Il y a même une journaliste dont j’ai oublié le nom qui documente depuis plusieurs années les cas d’exactions de l’armée ukrainienne contre des civils dans le Dombass, qui a donc le courage d' »aller contre son camp » comme je le dis dans cet article. Ce que vous appelez « le camp du bien », mais je vous laisse la responsabilité de cette expression.

      Ils écrivent sous nos yeux de grandes pages de l’histoire du journalisme, après leurs prédécesseurs de la guerre d’Espagne, de la Seconde guerre mondiale ou du Vietnam. Ils le font en prenant des risques énormes et qui méritent notre respect : plusieurs sont déjà morts dans l’exercice de leur mission d’information, ciblés délibérément par des militaires russes.

      Prolonger un discours simplificateur sur les journalistes sans tenir compte de tout cela, ce serait à mon sens de la paresse intellectuelle et je ne connais pas de pire obstacle à la recherche de la vérité. Je vous invite à y réfléchir.

      (Voir par exemple sur YouTube la série d’enregistrements du cours de Michel Foucault de l’année 1984 intitulé « le courage de la vérité ». Marcel Détienne, Les maîtres de vérité de la Grèce ancienne, Le dialogue de Platon intitulé le « Lachès » sur le courage. Un texte intitulé également « Le courage » de André Comte-Sponville…)

      1. Désolée pour cette réponse tardive…
        Lisez cet article sur le journalisme https://www.legrandsoir.info/medias-et-information-il-est-temps-de-tourner-la-page.html
        Vos journalistes qui sont en Ukraine le sont depuis combien de temps? Parlent-ils une des langues locales? Connaissez-vous Anne-Laure Bonnel ou Christelle Neant, toutes 2 censurées par la presse occidentale, car elles ne suivent pas le narratif dicté par les américains? Écoutez ces journalistes belges, qui eux, se posent des questions…
        https://www.investigaction.net/fr/

        1. Bonjour Madame, (désolé d’avoir écrit Monsieur dans un message précédent…)

          J’ai commencé à vérifier les documents dont vous faites état. Anne-Laure Bonnel est effectivement la personne à qui je faisais référence. Moins censurée que vous ne le dites et souvent contestée à l’intérieur de la profession. Benoit Vitkine, dont je vous parlais et qui, je vous rassure, parle russe et ukrainien et suit l’actualité du Dombass depuis 2014, a contesté certains de ses reportages où les questions sont posées par des séparatistes pro-russes et dont les « faits » sont des inventions de toutes pièces de la propagande russe. Benoit Vitkine a reçu le prix Albert Londres en 2018 et on a loué l’originalité de ses angles : pas le genre à suivre un « narratif dicté par les Américains ».

          Quant à Christelle Neant, pardonnez-moi, mais c’est insupportable à écouter et regarder ! Quant on interviewe des gens sur ce que leur ont fait les « Néo-nazis ukrainiens » et qu’on prétend que le théâtre de Marioupol aurait été bombardé par les Ukrainiens eux-mêmes, cela n’a rien à voir avec du journalisme.

          Je suis prêt à admettre qu’il puisse y avoir deux versions différentes des mêmes faits, mais quand l’un des protagonistes accumule tellement de mensonges, au point de continuer à prétendre que la guerre n’en est pas une, qu’il s’agit d’une simple opération militaire limitée alors que l’on n’a jamais vu tirer à bout portant à ce point-là sur des civils et bombarder leurs immeubles d’habitation, l’impartialité devient un piège et on ne peut pas admettre de renvoyer dos à dos la version de ceux qui disent la vérité et celle de ceux qui mentent.

          Je vous parlais de la guerre du Vietnam : quand Nixon mentait, les journalistes américains de son époque collectaient des faits afin de démonter ses mensonges. L’exercice de leur esprit critique les conduisait à dénoncer mensonges et crimes de guerre et non pas à se ranger derrière le pouvoir comme s’ils étaient « la voix de son maître ». Si l’on compare avec la situation actuelle, les journalistes que vous prenez en exemple (et un ou deux autres dont je suis tombé sur les reportages sur internet) adoptent une version a priori qui se trouve être celle du pouvoir (russe). Je défends ceux qui ne considèrent rien pour acquis avant de l’avoir vérifié par eux-mêmes et qui, lorsqu’ils sont arrivés à la conclusion qu’il y a un agresseur et un agressé, sont également prêts à reconnaître que certains faits ne vont pas dans leur sens (exactions commises par des Ukrainiens sur des prisonniers de guerre, et même, évidemment, certains aspects de la politique menée dans le Donbass depuis 2014).

  2. félicitation pour cet article ou rappels historiques ….et analyse des mensonges des dirigeants de ce monde font frémir la mauvaise foi et le mensonge etant présent au sein de la mairie que nous reste t il? pour se rasseréner contempler la nature et profiter de nos beaux couchers de soleil pendant que des peuples souffrent.;;;;; pas facile de se sentir bien dans ce monde

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