« Stromboli », que proposera Capciné lundi 30 à 20 h 30 (1), est un très grand film. On le présente même comme un tournant dans l’histoire du cinéma, « Le film qui a bouleversé le septième art », écrit de façon un peu grandiloquente François-Guillaume Lorrain en 2014 dans Le Point, mais il argumente :
« On apprit que dans un film de fiction, on pouvait insérer un documentaire de quinze minutes sur le massacre des thons. Ou sur les éruptions nocturnes. Ou sur les chants des pêcheurs siciliens. Qu’on pouvait faire durer une séquence pendant dix minutes – l’errance de Bergman dans le dédale du village, à la recherche d’un enfant qui pleure -, la tirer sur la longueur, lui donner l’illusion de la vie. À l’époque, on n’osait pas. Mais les génies, comme les cons, ça ose tout. Après Stromboli, le cinéma osa. »
Oser : la liberté et le courage sont partagés par le personnage et le cinéaste. L’urgence de la liberté semble guider le destin de Karen, interprétée par Ingrid Bergman. Prisonnière dans un camp de réfugiés à la fin de la guerre, elle s’en échappe en épousant un Italien qui l’emmène sur son île, Stromboli. Prisonnière de cette île dont la population hostile lui refuse à nouveau le droit d’être elle-même, elle choisit de quitter et le mari et l’île. Avec deux valises à bout de bras, enceinte, elle part à pied en direction de l’autre côté du volcan, là d’où partent les bateaux. Sur le sol caillouteux des flancs du volcan, des fumerolles s’échappent. Elle poursuit jusqu’au cratère, spectacle démesuré, s’endort, se réveille et regarde le ciel, puis apostrophe Dieu, c’est la fin.
(Vous vous étonnez que je vous raconte la fin du film. Mais un film – un bon film, j’entends – c’est comme un tableau – ou même un paysage – que l’on retourne voir plusieurs fois sans se lasser, comme un livre dont on connaît déjà la fin lorsqu’on le relit, mais dont chaque lecture vous fait découvrir de nouvelles facettes, de nouvelles richesses.)
le mariage d’Hollywood et du cinéma européen
Cette liberté qui ne recule devant aucun obstacle est aussi celle du cinéaste. En 1948, il reçoit un télégramme d’Ingrid Bergman qui est alors au faîte de sa gloire à Hollywood, la Mecque du cinéma :
« Cher monsieur Rossellini, j’ai vu vos films Rome ville ouverte et Païsa et je les ai énormément appréciés. Si vous avez besoin d’une actrice suédoise qui parle couramment l’anglais, qui n’a pas oublié l’allemand, qui sait se faire comprendre en français mais qui, en italien, ne sait dire que ti amo, je suis prête à venir en Italie pour travailler avec vous. »
Prélude à une grande histoire d’amour, mais d’abord à une collaboration dont on dira que c’est le mariage d’Hollywood et du cinéma européen. Hollywood considéré pourtant comme leur ennemi juré, au sortir de la guerre, par les jeunes cinéastes italiens qui constituent le courant du « néo-réalisme » (de Sica, de Santis, Visconti, Rossellini). Les studios de Cinecittà, les plus grands d’Europe, on été détruits. On tourne en extérieur, en économisant la pellicule, et avec des acteurs non-professionnels. Les thèmes, sociaux, étaient ignorés du cinéma américain : la reconstruction du pays, la pauvreté, le chômage (rappelez-vous Le voleur de bicyclettes de Vittorio de Sica), l’émigration du Sud de l’Italie vers le Nord (voir, une décennie plus tard, Rocco et ses frères de Visconti)…
Rossellini a, dit-on, « donné un visage » à ce courant – initié par Visconti dès 1943 avec Obsession -, à travers sa trilogie Paisà – Rome ville ouverte – L’Allemagne année zéro, qui filme avec un talent rare les drames collectifs plutôt qu’individuels, dans les circonstances confuses de l’immédiat après-guerre. Mais Stromboli, tourné au printemps 1949, appartient déjà à une autre époque. Tout est à l’envers : il y a bien des collectifs, les prisonnières du camp au début de film, les habitants de l’île, les enfants réunis pour la pêche aux poulpes, mais le pivot autour duquel s’organise le film est l’individu qui leur fait face.
Les communistes ne prisent pas l’appel incandescent à la liberté
Rossellini se heurte à la critique lors de la sortie du film. Il faut savoir qu’en Italie, plus encore qu’en France, la culture est alors dominée par le Parti communiste. La liberté face à la solidarité ? Les tenants de la seconde n’apprécient guère l’appel incandescent à la liberté qui est celui du film. A l’ère du stalinisme, une femme se dresse face aux hommes. C’est une étrangère et une « bourgeoise » qui revendique sa « différence ». En plus, c’est au prêtre qu’elle va demander de l’aide et à Dieu qu’elle s’adresse pour finir. Rossellini, suspecté d’abord de collusion avec le fascisme pour les trois films qu’il a réalisés sous Mussolini, n’aura été en phase que quelques années avec les Communistes.
Ce sont les jeunes cinéastes français de la future Nouvelle Vague, réunis dans les années 1950 autour des Cahiers du cinéma, qui vont le « réhabiliter » et en faire l’une des grandes figures de leur panthéon. Il y a une logique à cela : ils participent à l’invention d’un progressisme qui aboutira à mai ‘68 et que l’on qualifiera rétrospectivement de « libéral-libertaire ». Place, enfin, à l’individu, à la légèreté, à l’imagination !
La France offre aussi à Rossellini l’un de ses grands interprètes, le philosophe Gilles Deleuze (il faudrait aussi citer Alain Bergala) qui consacre le premier chapitre de L’image-temps au néo-réalisme. Ce chapitre reprend le contenu du séminaire tenu en 1982 à la faculté de Vincennes. Selon lui, la rupture dans l’histoire du cinéma qui s’opère en Italie entre 1943 et 1950 ne se réduit ni au contenu social des films, ni à leurs aspects esthétiques. Elle relève d’un bouleversement beaucoup plus profond qui nous fait passer des « schèmes sensori-moteurs » où prédomine l’action, où le regard des personnages sur les objets n’a d’autre fin que d’orienter leurs actions, à des « situations optiques pures ». Il prend l’exemple de Stromboli :
« Stromboli met en scène une étrangère qui va avoir une révélation de l’île d’autant plus profonde qu’elle ne dispose d’aucune réaction pour atténuer ou compenser la violence de ce qu’elle voit, l’intensité et l’énormité de la pêche au thon (« c’était horrible… »), la puissance panique de l’éruption (« je suis finie, j’ai peur, quel mystère, quelle beauté, mon Dieu… »)
Il poursuit :
« Le personnage est devenu une sorte de spectateur. Il a beau bouger, courir, s’agiter, la situation dans laquelle il est déborde de toutes parts ses capacités motrices. (…) Il enregistre plus qu’il ne réagit. Il est livré à une vision, poursuivi par elle ou la poursuivant, plutôt qu’engagé dans une action. »
des personnages pris dans un environnement qui les dépasse
Pour résumer la pensée de Deleuze, Karen est tétanisée, sidérée, face au volcan, face au rassemblement en mer des hommes du village qui chantent, puis massacrent les thons, puis reçoivent la bénédiction du prêtre. Elle est dans un état d’« impuissance motrice ». De même que le cinéma « moderne », à partir du milieu du 20e siècle, nous montrera des personnages vivant dans un environnement qui les dépasse, sur lequel ils ont perdu toute prise. La technologie, les échanges mondialisés, la complexité, conduisent les journaux et les chaînes de télé, à partir des années 1950-60, à intégrer, en complément des reporters, des spécialistes (de l’économie, des relations internationales… jusqu’aux spécialistes police-justice de ces dernières années), chargés de décoder pour nous un monde que nous ne parvenons plus à appréhender.
Rossellini a saisi l’apparition de ce monde enfanté par la Seconde guerre mondiale. Il l’a exprimé par des images. Sur lesquelles Deleuze met des mots.
Une question cependant : des mots, quelques mots, sont-ils vraiment capables de résumer 80 ans d’histoire en même temps que d’histoire du cinéma ? Je vous invite à lire les 6 petites pages du chapitre de Deleuze que je vous joins en annexe, puis à regarder, sans bouder votre plaisir mais avec attention, le film lorsqu’il sera projeté pour nous lundi soir. Je vous donne un premier aperçu de ce que votre esprit critique devrait vous amener à déceler :
– la pêche au thon – Karen est venue y assister contre la volonté de son mari qui craignait d’être ridicule face aux autres villageois. Elle « fait » ce qu’aucune autre femme ne fait, elle « agit » ce faisant. Elle apparaît ensuite effectivement passive, dégoûtée, effrayée par le spectacle. « Sidérée » n’est cependant pas le mot juste. Puis c’est elle qui prend l’« initiative » de demander à son mari de rentrer sans attendre la fin.
– la fuite par le volcan à la fin du film – Oui, elle regarde tour à tour le volcan et le ciel. Mais au cinéma, un regard se traduit par le mécanisme du champ – contrechamp : un premier plan nous montre le personnage et le suivant (ou bien un mouvement de caméra) ce qu’il regarde. Mais observez bien : dans les deux cas, on voit d’abord le volcan, puis Karen, ensuite le ciel, puis Karen. Si vous avez vu les films de Serguiei Eisenstein, comme le Cuirassé Potemkine, vous reconnaîtrez là le procédé dont le nom m’échappe, consistant à montrer d’abord une action, puis la réaction des personnages. Le personnage qui se trouve au début de la séquence en pleine action, bravant les périls pour fuir le village, est certes passé, après sa confrontation avec le volcan, à une phase d’interrogations sur ce qu’elle doit faire, une phase moins active et plus contemplative, marquée par une forte valeur symbolique. Elle n’apparaît pas pour autant tétanisée, en situation d’« impuissance motrice ».
Il existe un savoir sur le cinéma, mais ce savoir n’est pas infaillible
Qu’est-ce que cela montre ? D’abord, je l’espère, que l’on a beaucoup à apprendre à lire les analyses existantes pour se faire une idée de la signification d’un grand film. Ce serait tellement dommage de se borner à dire « j’aime » ceci ou cela, « je n’aime pas », « je suis d’accord », « pas d’accord ». Il existe un savoir sur le cinéma (et c’est le rôle d’un ciné-club d’y initier le public) : sous beaucoup d’aspects, un film ne relève pas des « opinions ». Mais ce savoir n’est pas plus infaillible que ne le sont les théories de la physique par exemple : les équations de Newton sont fausses, Einstein les a « corrigées » avec la théorie de la relativité, avant que cette dernière, un jour, soit elle-même « falsifiée », puisqu’il n’existe en sciences aucune « vérification » définitive. Néanmoins, le degré de précision offert par Newton suffit selon les usages que l’on en fait et on l’enseigne encore dans les lycées.
Deleuze s’est-il trompé ? On sait que les penseurs, comme les scientifiques, sont tributaires du matériel d’observation disponible à leur époque. 1982 correspond à une époque où les magnétoscopes grand public commençaient à peine à être commercialisés. Un spécialiste de cinéma voyait les films en salle, plusieurs fois. Il avait une mémoire visuelle très entraînée et il comparait ses impressions avec celles d’autres personnes. Cependant, il n’avait pas accès à ce qui est désormais évident pour tout prof qui prépare un cours : consulter une copie du film chez lui (les profs n’ont pas de bureau !) sur son ordinateur, faire des arrêts sur image, prendre des notes. Il était d’autant plus sujet à des « impressions », plus dépendant des mécanismes de sa mémoire qui sélectionne et reconstitue une représentation globale en soulignant certains aspects et en en minorant d’autres. C’est finalement le biais de toute théorie que de mettre en avant des facteurs de cohérence et de renoncer aux nuances, aux subtilités, qui risqueraient de nuire à cette cohérence.
Puisqu’il faut bien conclure, non, la théorie de Deleuze sur Rossellini n’est pas fausse. Il a eu l’idée bizarre de choisir Stromboli pour illustrer la rupture du néo-réalisme dans l’histoire du cinéma, alors que ce film est en fait une rupture dans l’oeuvre de Rossellini, qui l’éloigne du néo-réalisme dont ses films antérieurs étaient parmi les meilleurs représentants. Mais sa théorie des situations optiques où le personne de cinéma devient « une sorte de spectateur » est tout simplement géniale. Avec les qualités et les défauts d’une théorie : élégante, belle même, au même sens qu’un film est beau, mais un tantinet réductrice sur les bords, que voulez-vous ? Quant à nous, spectateurs de cinéma, membres d’un ciné-club, apprenons à lire les historiens, les philosophes, les critiques, indispensables à notre compréhension d’un film, mais faisons-le avec la liberté et la vivacité de notre esprit critique, tout aussi indispensable. C’est un minimum face à un film qui place si haut l’idéal de la liberté.
(1) Pour tout renseignement, consulter : https://capcinepenestin.fr
Gilles Deleuze, L’image-temps, 6 premières pages du chapitre 1
Gilles-Deleuze-Limage-temps-p.-7Gilles-Deleuze-Limage-temps-p.-8
Gilles-Deleuze-Limage-temps-p.-9
Gilles-Deleuze-Limage-temps-p.-10
Gilles-Deleuze-Limage-temps-p.-11
Gilles-Deleuze-Limage-temps-p.-12
Gilles-Deleuze-Limage-temps-p.-7