Qu’est-ce qu’une conversation plaisante, drôle, inventive ? A une époque pas si lointaine, la conversation était un art. Elle se menait en respectant les préceptes du bon goût et s’agrémentait de bons mots, de trouvailles ou de piques. Pas très loin de la poésie en fin de compte. Il se peut que le critère d’originalité – éviter les lieux communs, cultiver le nouveau, aller, même, jusqu’à l’inédit – trouve sa source dans la querelle des Anciens et des Modernes à la fin du 17e siècle. Les uns considéraient, comme Racine ou La Fontaine, qu’il fallait continuer à suivre le modèle des auteurs antiques. D’autres, comme Corneille, en pinçaient pour l’innovation. Une opposition similaire s’est refaite jour en 1830 autour de Victor Hugo, chef de file des Romantiques contre les Classiques, qui défendait les figures (par exemple des métaphores ou des hyperboles) d’invention contre les figures d’usage. Vous préférez qu’on écrive : « il est sage comme une image », ou « il est sage comme un bouillon de poireaux qui cuit à petits feux sans dépasser 57 degrés » ?
Ce matin, à la terrasse d’un des cafés de Pénestin, un monsieur d’un certain âge, accompagné de deux dames, dit à la serveuse : « Vos gâteaux sont faits maison ? Oui ? Alors soyons fous, je vais vous prendre un fondant au chocolat ! » A quoi la serveuse répond à peu près : « Oui oui, ah ah, soyons fous ! » Les deux dames s’adressent un regard qui semble signifier « Selon vous, ma chère, est-ce du lard ou du cochon ? » Oui, Racine a encore de beaux jours devant lui. D’autant plus qu’après un crochet par le bureau de vote, je me rends compte à la braderie de la Mine d’Or, qu’un exemplaire jauni, mais encore très présentable, de « La vie de Jean Racine » par François Mauriac se négocie à un euro. J’aboule la thune, histoire de ne pas laisser le curseur stagner trop longtemps chez les Anciens.
Mais vous savez, cette histoire de la conversation comme un art, c’était dans les salons de l’aristocratie et de la bourgeoisie cultivée, et je vous ai déjà cité au moins deux fois dans ce blog le grammairien Dumarsais qui s’extasiait devant la créativité des classes populaires de son siècle, le 17e, constatant qu’il se fait plus de figures à la halle un jour de marché qu’en plusieurs jours d’assemblées académiques. Des exemples ?
Une dame s’arrête au stand d’Isabelle, l’assoc Capciné. « Oh la la, vous avez ‘La Passante du Sans-Souci’ ! » Clin d’oeil entendu, répétition, geste vers son bras… Je suis du regard son geste qui oriente vers un bras d’un joli beige potelé – oui c’est osé, a bit racy -, et n’y voyant pas de poils se dresser car ce bras, qui dans l’intimité est sans doute accueillant à souhait, est glabre, je lui demande : « Vous voulez dire… ? » « Oui, c’est ça » « Ah bon ? » « Ah la la ! » Bref, je conclus : « Vous voulez dire que ça vous donne la chair de poule. » « Oh la la ! » Elle ajoute : « Romi, c’était quelque chose ! » La conversation se poursuit. On est bien, quand même, quand on a tombé le masque et qu’on n’est pas (encore) en guerre. Pour un peu, j’inventerais une figure carrément inédite, elle me regarderait comme si j’étais un peu Delon, ferait un geste de la main (celle de l’autre bras otherwise it’s difficult !) vers son bras potelé… Les mots font parfois des miracles.
Plus bas, en continuant vers la plage, un éclat de voix. Un monsieur, grand, vêtu de blanc, un peu façon Dirk Bogaert dans Mort à Venise. Son fils, 16 ou 17 ans, vient de lui lancer d’un ton rageur : « Eh ben, tu n’auras pas de cadeau pour la fête des pères ! » Puis il s’éloigne. Le monsieur en blanc encaisse, pour autant que je me rende compte en me retournant à deux ou trois reprises, mais poursuit sa lente déambulation. Le gamin est déjà parti vers l’allée qui mène vers la droite en direction de la Source et du Lomer. Il se retourne. Je serais tenté de le rattraper. « Allons, ton père ne mérite sans doute pas que tu le punisses de cette façon-là. Tu as entendu parler de Visconti ? » Au retour, je croise le père. Je lui adresse la parole : « C’est pas facile, hein. J’ai vu votre fils tout à l’heure. Je vous ai dépassé au moment où il vous parlait mal. » Le monsieur en blanc ne paraît que légèrement surpris : « Il est autiste ». C’est moi qui le suis, surpris. Sa femme le rejoint. Tous deux m’expliquent qu’il les insulte ainsi plusieurs fois par jour. Il va bientôt commencer une formation dans un centre d’aide par le travail à Guérande. Je leur demande s’ils connaissent une association à Férel lancée par les parents d’un enfant autiste, qui organise des spectacles pour récolter des fonds et met en place le suivi de l’enfant par une trentaine de bénévoles. Ils ne connaissent pas. Sa femme continue à me parler de leur situation. Le monsieur continue à me regarder avec un léger étonnement, surpris, apparemment, d’avoir accepté d’engager une telle conversation avec un inconnu.
Et les figures, me direz-vous ? Degré zéro, disait Barthes. Bien sûr que ça existe aussi. Tout est interchangeable. Tout peut être remplacé par son contraire. Il n’y a parfois rien de plus prévisible que la créativité. Exemple : la pub, une plaie de notre époque. « Ferrier, c’est pou ! » : des gens intelligents ont abêti au moins deux générations avec ces trouvailles uniques qui ne sont rien de plus que des slogans destinés à être répétés. Autre exemple : BHL. Lui dont la postérité retiendra peut-être quelques belles pages critiquant l’idée de pureté à l’époque de la purification ethnique dans les Balkans, il était insupportable comme un sale gosse à l’époque où il voulait que sa vie ressemble à un roman. Il singeait Malraux, croyant que la vie de ce dernier était le modèle de ses romans ! Alors, se mettre en tête d’avoir à tout prix et par principe une conversation originale, c’est mettre la charrue avant les bœufs, vendre la peau de l’ours, vouloir le beurre et l’argent du beurre. C’est courir à un échec plus que programmé.
La conversation, cela ressemble un peu à de la lecture ou de l’écriture. On peut écrire sur rien, juste pour que les mots se rencontrent, se frottent les uns aux autres, et produisent quelque chose d’inattendu. J’écris un texte de ce genre en ce moment, dont je ne suis pas sûr que je le publierai. Thierry Fériot, écrivain pénestinois, me confirmait cette semaine : « Oui, c’est bien d’écrire sur rien. » D’ailleurs, on finit toujours par retrouver ou par rejoindre un contenu. Peut-être est-ce cela la recette : la magie des mots, celle du contenu, et puis de l’audace, et du lâcher-prise. Peut-être cela surtout : du lâcher-prise. Se laisser porter par les surprises que réserve une rencontre, en plus de celles ourdies par les mots. Il y a longtemps de cela, je notais des idées de sujets de conversation avant un rendez-vous. Je ne suis sûrement pas le seul, mais j’en tenais quand même une sacrée couche !!
Un bien joli texte.Merci!