Ce jour-là, la mer était laide

Ce petit texte fera un jour partie, je l’espère, d’un recueil de nouvelles. Faites-moi des critiques ou des suggestions. Et proposez, vous aussi, vos textes ! Ce blog sert entre autres à cela.

Première journée de reconfinement. L’ambiance est étrange. L’air lui-même n’a pas la même odeur ni la même légèreté que de coutume. Nos gestes s’enfoncent dans son épaisseur inhabituelle. Les conversations ont de la gravité. On se projette dans le futur – Noël, l’année prochaine… -, mais nul ne sait de quoi demain sera fait, tous les projets reposent sur du sable. On s’est habitués, finalement, à faire des plans et à devoir les modifier : on s’adapte. La maladie, la mort, ne sont pas très présentes dans les discussions. Il n’y a pas eu de décès ici. La seule victime, au printemps, vivait à quelques kilomètres, dans le prochain village. Le virus est là, pourtant, avec une petite flambée de tests positifs chez des personnes qui travaillent en ville. Quant aux vacanciers de la Toussaint, ont-ils entrainé des contaminations ? Il est trop tôt pour le savoir. Certains repartent déjà, un peu plus vite que prévu. D’autres arrivent, des jeunes, des étudiants, qui viennent se confiner dans la résidence de leurs parents. Les boutiques, les cafés et restaurants ont fermé. Internet bruisse des premières colères. La FNAC est ouverte sous prétexte de permettre l’accès à ses rayons électroniques, et vend des livres alors que les librairies ont dû fermer. Elle y renonce d’ailleurs en fin de journée, la pression est trop forte. Les achats de Noël risquent de se faire massivement dans les grandes enseignes numériques et de ruiner les petites boutiques. Des drames encore discrets couvent. Dans les semaines qui viennent, tout cela risque d’éclater avec plus ou moins de violence : dépressions, crises, séparations, suicides… Aux grands maux collectifs leurs lots de souffrances personnelles bien cachées, souvent honteuses !

Vers 17 heures, je remplis mon attestation de sortie, me trompe de date, oublie l’heure, rature la feuille, j’ai perdu l’habitude depuis le printemps dernier. Je sors faire quelques centaines de mètres sur le sentier côtier. Arrivé au premier surplomb, je reste en arrêt. La mer. La mer, sa couleur ! Qu’est-il arrivé ? Pour la première fois, elle est laide, mais vraiment, laide à en vomir. Elle est méconnaissable. Sa couleur !! Un vert qui n’a pas de nom, un vert indéfinissable. Je dirais, réflexion faite, un vert pisseux. Un vert replié sur lui-même, et qui par endroits vire au brun. Un vert épais, lourd. L’ampleur n’y fait rien, cette large surface plate et régulière qui mène jusqu’aux horizons de la Vilaine et de la presqu’île de Rhuys. C’est par sa couleur que la mer exprime une connivence inattendue, inouïe, folle, avec nous pauvres humains, soumis à un phénomène qui nous dépasse, d’une dimension telle que elle, la mer, a dû s’y reconnaître. Ce n’est pas de la compassion, de l’empathie, ou tout ce que vous pourriez imaginer dans le style. Ce serait plutôt quelque chose de l’ordre des « similitudes », de cette alchimie qui a régné jusqu’au 17e siècle pour relier et faire communiquer entre eux, par des ressemblances ténues, des êtres et des objets de natures diverses.

Sommes-nous laids à ce point, en ces journées où notre monde se désagrège ? Et la mer, elle-même, sur laquelle nous nous extasions tous les jours, teintes, textures, formes, mouvements, reflets, miroitements sans fin, d’où a-t-elle donc tiré la ressource d’une telle laideur ? Je lève les yeux vers le ciel : est-ce lui qui fait se refléter une telle abjection à la surface de la mer ? Non, il est « normal », uniformément gris dans la mélancolie d’un après-midi d’automne. Il n’y est pour rien. La mer a su produire toute seule cette mocheté, cette hideur. Elle véhicule d’ailleurs des écumes baveuses et blanchâtres, comme le fait la pisse dans un vieux pot de chambre, des ramas qui s’effilochent et se reforment : c’est peut-être là qu’elle a fabriqué son vert répugnant. Ce vert qui tranche avec tout ce qui l’entoure, ciel, terre, herbe, rochers. L’herbe encore tendre, verte aussi pourtant, le ciel qui rosit à l’approche du soir : rien ne lui va. Nulle part, ce vert ne trouve à s’harmoniser. Il ne se conjugue, ni ne se décline. Il est posé là, sans autre raison, sans doute, que de prolonger la laideur toute humaine de notre état.

Je n’avais jamais imaginé que la nature puisse être autre que belle. En toute saison, les arbres, les oiseaux, les nuages nous touchent par leur évidence. Ils sont le modèle qui a de tous temps inspiré artisans et artistes. La notion de beau, tellement humaine, nait de l’observation de la nature. La laideur, elle, est contre nature !

Le matin suivant, dès le jour levé, je retourne sur le sentier. Je suppose que la mer s’est purgée de ses miasmes. Stupeur ! Le même vert de tous côtés, sur toute la baie. Le même ? Pas tout à fait : moins pisseux, plutôt boueux à présent. Je peine à le croire. La mer est laide. Laide comme un champignon vénéneux, laide comme une chambre d’hôpital, laide comme un pub criarde le matin à la radio, laide comme Pelléas et Mélisande, l’opéra raté de Debussy ! La similitude inverse sa course : ce n’est plus la nature qui s’offre en modèle, ce sont les disgrâces humaines qui inspirent la nature. Jusqu’où ira-t-on ainsi ? La mer va-t-elle virer au rouge ? Rouge comme les rivières de Guyane souillées de mercure par les chercheurs d’or sans scrupules ? Ou bien au jaune, comme la fumée soufrée des usines qui jalonnent le Rhône et la Loire ? Ou encore au gris comme les cadavres d’animaux sauvages sur le marché de Wuhan, d’où est partie l’épidémie ? La mer a-t-elle décidé d’explorer toutes les laideurs que les humains ont dispersées sur leur passage ? Et de leur associer des teintes échappées d’un grimoire de sorcière ? Vert pisseux, vert boueux, quel sera le prochain ? Imitera-t-elle un jour la boue des tranchées ?

D’étranges nuages bas défilent rapidement du Sud vers le Nord sous la couverture uniforme des cirrus gris-bleus. Ils rougeoient sous l’effet du soleil encore tapi derrière l’horizon. Ce sont eux, certainement, qui renvoient cette ombre rouge à la surface de l’eau. Je commençais à revenir sur mes pas, mais la couleur de la mer est en train de changer. Sur la partie gauche, le vert a muté. Il n’est pas très différent de ce qu’il était avant, et pourtant il n’a déjà plus rien à voir. Un bleu-vert proche du turquoise, encore un peu sombre, et dont les harmoniques se prolongeraient vers un bleu de Perse. Cela va vite : vers la pointe de Penvins, les maisons sont rose pâle ; entre Damgan et Billiers, la brume altère la vue comme dans une aquarelle de Turner ; la mer, calme et plate, explore sur une zone de plus en plus large, les ressources d’un mélange de bleu et de vert. La vision de cauchemar s’est effacée. Dans mon dos, le soleil se lève. J’interroge du regard un moineau minuscule perché bravement sur un fil électrique. Il produit un son fluté, puis s’envole et passe devant le disque solaire encore pâle. On sait bien que chaque matin est un recommencement, chaque matin nettoie les vestiges de la veille, les oiseaux sont là pour l’annoncer. ¡Mañana es otro día! Ce n’était donc qu’un mauvais rêve ?

Plus tard, lorsque le rouge, le rose et l’orangé ont passé, la mer a perdu sa teinte turquoise en s’essayant à les imiter. Elle est grise. Grise comme le soir. Comme un soir qui commencerait dès le matin. Elle demeure grise une semaine entière, du matin au soir, d’un dimanche l’autre. Couleur d’un mois de novembre, après tout. Couleur d’une conversation entre deux vieilles dames il y a un siècle, et qui se répète année après année. Les hommes sont partis en mer. Ils naviguent vers la mer d’Iroise. Ils ramèneront dans leurs filets des poissons gris scintillants. D’autres sont restés et soulèvent à bout de bras, à bout de fourches, les dizaines de kilos de moules gris foncé que la mer a nourries sur les pieux de bouchot. Il fait gris aussi lorsque les paysans sortent traire leurs vaches dont le lait a un goût de sel. La mer est belle lorsqu’elle est grise. La Bretagne en hiver est une symphonie de gris, couleur du granit et de l’ardoise, couleur du quotidien, couleur du travail, et même, couleur des jours de fête, quand les petits hommes vêtus de gris marient leurs filles ! Le gris ne s’est que faiblement coloré avec l’avènement de la modernité.

La mer ne travaille pas, ne parle pas, elle respire. Elle monte, elle descend. Elle forme des vagues amples à sa surface, elle fait don de ses richesses à ceux qui triment. Les hommes d’ici sont des taiseux qui prononcent les mots par grappes, quand ils en ont besoin ou envie. Le travail et le langage, les gestes et les mots, la vie des hommes. Ce sont eux, avec leurs mots, qui décrivent la mer, grise aujourd’hui, vert pisseux hier, eux qui la disent belle. La mer, elle, se contente de respirer.

Ce jour de novembre, pourtant, elle était laide, je l’ai vue. C’était une exception ? Oui, bien sûr, une exception. Des milliards d’hommes avaient pleuré à l’unisson. Il avait fallu cela pour qu’elle les entende. Puis elle a recommencé à respirer. Cela restera une exception, n’est-ce pas ? Bien sûr ! Le virus s’en ira et ne reviendra pas. Bien sûr. La mer ne restera pas souillée non plus par les billes de plastique, par les médicaments, par la merde qui déborde des stations d’épuration. Non, non. Un jour, les vomissures rejetées par le travail et par la vie des hommes l’auront étouffée. Elle aura cessé de respirer. Un jour… Non, NON ! Ce vert pisseux était une exception. Ce n’était pas un signe, pas un indice, pas un symbole ! Écrire des mots sur une feuille, c’est une occupation comme une autre, une façon de se délasser. Pour faire passer le temps. N’est-ce pas ?

10 commentaires sur “Ce jour-là, la mer était laide”

  1. Plutot glauque Gérard, j’ai déjà vu la mer grise…. Mais pas a ce point.!!! J’espère que c’est une métaphore.
    Bien que ce que nous font supporter tous ces guignols qui ne savent même plus de quoi ils parlent. Jamais je ne croirais que cette partie de la mer qui me donne tant de bonheur, puisse être comme tu la décris. J’ose croire que c’est les circonstances qui te font réagir comm ça. Et puis, pour ton article, on en parle quand tu veux.

  2. “Pelléas et Mélisande, l’opéra raté de Debussy”… Comme tu y vas, Gérard !
    Le musicologue Roland de Candé écrit : “La grande nouveauté de Pelléas est cette prosodie : un récitatif mélodique minutieusement adapté à l’empreinte que laissent sur les mots les mouvements du coeur.”
    Une oeuvre unique, dérangeante, magnétique et profondément poétique. Avec ses beautés et ses laideurs… Comme la Nature nous les propose parfois…
    Merci pour la symphonie de gris, l’utilisation des “similitudes” et les belles photos de cette mer de novembre ! Rêve d’évasion…

    1. Bonjour François,

      Je comprends ta réaction, toi qui es un tellement bon interprète de l’œuvre pour piano de Debussy. Il y avait un côté provocateur dans mon affirmation à propos de Pelléas et Mélisande.

      D’une part, le sujet de la laideur, si on l’applique à la nature, va tellement à contre-courant du discours sur la beauté issu du romantisme, qu’une dose de provocation m’a paru nécessaire pour lui créer un espace, et la phrase sur Pelléas en est le point extrême. D’autre part, la provocation prend dans le domaine artistique de multiples formes, depuis Marcel Duchamp, par exemple, jusqu’aux Punks, ou encore à Ligeti qui intègre, dans une de ses œuvres pour orchestre, un plateau de vaisselle jeté par terre. Personnellement, je n’adhère à aucune de ces trois orientations.

      En revanche, j’avais en permanence Goya à l’esprit en écrivant ce texte. Goya qui a inauguré la modernité en peinture (selon Malraux), en introduisant la représentation de la laideur (dans ses Caprices, ses scènes de guerre, ses Peintures Noires). Je ne suis même pas sûr que l’on puisse parler de provocation, tellement il souffrait lui-même plutôt que de faire souffrir les autres. Cette période, 1795/1828, de ses 50 ans jusqu’à sa mort, est celle de Beethoven… Et aussi celle de Hegel. Le conflit, la contradiction, le négatif, la force peut-être, plutôt que l’harmonie et l’équilibre. Dans cette même période, le sublime remplace parfois le beau : un débordement capable de faire place à la laideur. J’avais aussi ça à l’esprit en écrivant, mais je n’ai pas réussi à le placer dans le texte.

      Ce n’est pas facile de parler du négatif. Je fais des expériences, en me disant que je fais mes « gammes ». Je ne suis pas sûr de ce que j’écris. Je vais faire quelques modifications : je trouve par exemple que j’ai abusé d’un vocabulaire un peu trop recherché. J’avais aussi à l’esprit une certaine musicalité dans le rythme des phrases et certaines assonances. Je ne sais pas si cela se ressent. Peut-être pas…

      Pour en revenir au vif du sujet, c’est vrai que Pelléas et Mélisande est l’une des rares œuvres que je déteste franchement. Pour moi, elle représente une image d’ennui, une prosodie, justement, morne à s’endormir dessus, une action qui se traîne, des textes rendus encore plus insupportables du fait qu’ils sont en français. Je ne supporte même pas de la réécouter pour vérifier mon présupposé négatif. J’ai un souvenir désolant d’une représentation à l’opéra de Nantes. Il concentre tout ce que je n’aime pas dans une partie des œuvres de Debussy, une imagination qui n’ose pas sortir de l’académisme, le beurre et l’argent du beurre, quoi. Oh ! Pardon, je recommence. Le reste, et tout ton répertoire, oui, j’adhère, bien sûr… En tous cas, j’assume qu’une provocation, si c’en est une, a pour principe de pouvoir être injuste. Elle est même encore plus forte si elle est injuste. Ce sont des règles bizarres.

      Encore une référence : Godard disait qu’il faut montrer les choses laides d’une façon laide. Par exemple, la bande-son d’une usine. Je n’ai pas su comment transposer cela à mon sujet…

      1. Concernant la musicalité de tes phrases, j’avais justement ressenti un très beau style et apprécié ton vocabulaire recherché 😉

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