Ça y est, ça me reprend ! Il y aura une suite aux « Ultimes contorsions… » Elle s’impose à moi. Je me demandais ce qu’il me manquait pour accéder au statut d’écrivain. Evidemment, me direz-vous, comment y prétendre alors que je n’ai encore rien publié ? Pourtant, je vis au milieu des mots, frappé d’un virus qui ne me laisse plus de repos. Certains textes de mon blog ont une petite ambition littéraire, mais les blogs, est-ce que ça compte vraiment ? Un bouquin de papier et de carton, avec sa couverture, sa tranche, sa table des matières, son odeur, son mélange de souplesse et de rigidité qui le fait tenir droit dans une bibliothèque tout en sachant se glisser dans les coins, un livre, clairement, c’est l’indispensable symbole seul capable de transmettre à son auteur ce titre tellement noble et si symbolique lui aussi : écrivain !
Dans quelques mois, lorsque je publierai mon premier livre de fiction, le doute sera levé. Les preuves s’accumuleront : des chargé(e)s de com se donneront de l’importance en prononçant le titre de mon opus, des photographes évalueront les mérites respectifs de mes deux profils, des journalistes stagiaires me feront des compliments auxquels ni eux, ni moi ne croirons. Welcome !
Je m’assoirai avec délice sur le siège qu’on me tendra dans les plus modestes foires aux livres. Non, pas des salons du livre, vous rigolez ! Des foires : je n’en demande pas plus. Les exemplaires de mon livre seront empilés devant moi. Et commencera… une nouvelle quête. La quête, que dis-je ! la con-quête des lecteurs sera engagée. Pendant des heures, les gens défileront devant moi au point de me donner le tournis, mais en évitant soigneusement mon regard, occupé, quant à lui… à les fuir.
Les autres auteurs, que je pourrai enfin appeler « collègues », me demanderont après une demi-journée : alors, combien ? Je tricherai : cinq ! non : six !! Comme un représentant de commerce honteux. L’après-midi, je ne parviendrai pas à me convaincre de revenir. Je repartirai la queue entre les jambes, en abandonnant un carton de bouquins, comme une armée laisse une caisse de munitions à l’ennemi plutôt que de risquer la vie d’un soldat pour aller la récupérer.
De retour dans mon refuge, je ne trouverai de consolation qu’en me jetant à corps perdu dans l’écriture de nouveaux textes. Tout cela pour dire que ça risque de ne pas être tellement plus drôle que maintenant, quand je serai écrivain. Ce n’est pas le but, d’ailleurs. Tenez, au hasard : Cioran. Il s’amusait, lui ?
En gros, le but, c’est : acquérir une légitimité et pour mes textes une reconnaissance, condition nécessaire pour qu’ils entrent dans le champ littéraire, où ils prendront place après ceux qui les ont précédés, avant ceux qui les suivront, cela a l’air bête dit comme ça. Et pourtant, c’est bien de cela qu’il s’agit : entrer dans la ronde, prendre place dans ce vaste mouvement qui, depuis 5 siècles, valorise la nuance, offre un espace à la complexité sans chercher à la réduire, montre à quel point les relations humaines sont tissées d’ambigüité.
C’est du Kundera, tout cela, vous me direz. Oui, mais Todorov disait la même chose. Morin, à 100 ans, continue à l’affirmer. Et ce sont les choses auxquelles je crois, pour ma part, depuis longtemps, pour en avoir fait l’expérience pratique. J’ai déjà tellement bataillé contre les bureaucraties, contre des chefs de services qui vous ramènent plus vite que leur ombre à la logique booléenne et au conformisme, contre des employés qui voient rouge si vous leur dites « oui mais », une fois qu’il vous ont dit : « non, c’est pas possible ». Les pauvres, ils n’ont pas compris que ce « oui mais » est vital pour que notre société ne nous dévore pas tout crus. Que quand quelque chose est « impossible », il reste toujours, ou presque, des options : il suffit de chercher. La littérature est là pour encourager et pour soutenir ceux qui ne se résignent pas.
Evidemment, il se trouve dans le champ littéraire des auteurs pour qui le titre d’écrivain n’est pas un combat, mais une rente. Des auteurs qui réintroduisent en douce les logiques du calcul, du gain, de l’optimisation. Je voulais vous raconter une anecdote à ce propos, qui prolonge le texte sur les « Ultimes contorsions… » Je vais brouiller les pistes pour éviter que la personne dont il sera question puisse être identifiée, j’aime bien faire cela, ça m’amuse. En fin de compte, je n’ai pas vraiment la vocation d’un apprenti Cioran…
Dernièrement, j’ai rencontré un écrivain, comment vous dire ? entre deux âges, assez stylé mais pas trop, connu dans son cercle mais guère au-delà. Sa spécialité, ce sont les romans historiques. Sans remonter au Moyen-Âge, le 20e siècle et son lot d’épreuves lui offrent matière pour de nombreux récits sur arrière-plan de Front Populaire, d’Occupation ou de Trente Glorieuses. Cette fois-ci, le roman qu’il présente aura une suite, à laquelle il travaille déjà.
Comme beaucoup, il est en tournée promo et comme il n’y a pas toujours grand monde à ce genre de rencontre, les présents lient facilement connaissance. J’ai lu la moitié de son roman, je lui en dis du bien. Lorsque nous avons un moment pour discuter seul à seul, je lui parle d’un de mes projets auquel j’ai dû renoncer car il y aurait été question de sujets que je ne maîtrisais pas suffisamment. Avec une certaine gentillesse il me semble, il m’encourage, me dit que j’aurais dû poursuivre, et me donne un ou deux conseils de bon sens qui rejoignent les réflexions que je m’étais faites après coup.
Plus tard, nous partons avec un ami géographe visiter un lieu qui doit servir de décor à la suite de son cycle romanesque. L’ami connaît bien l’endroit. Sur la base de divers indices, il est capable de lui indiquer ce qui, dans les paysages que nous avons sous les yeux, a évolué au fil des décennies et ce qui est resté presque identique. J’aime cette science récente qui a révolutionné la vieille géographie pour en faire une véritable discipline « hypothético-déductive », où l’observation, précise comme l’analyse d’une scène de crime, débouche sur des calculs que l’on peut corréler aussi bien avec les courbes de la démographie qu’avec celles du climat.
La faune et la flore jouent aussi un rôle important dans la chaine des déductions aboutissant à reconstituer le paysage plusieurs décennies en arrière. Mon ami est intarissable. Il décrit avec une verve que je ne lui connaissais pas des oiseaux qui aboient et d’autres qui bondissent comme des écureuils. On ne peut pas les voir en ce moment, car les uns et les autres ne séjournent dans nos contrées qu’en hiver. Le romancier n’en perd pas une miette. Il enregistre d’ailleurs la totalité de ses explications sur son portable. Nous partageons un moment que je pourrais définir comme : hors du commun.
Mais soudain, l’auteur se tourne vers moi et me lance, comme s’il avait décidé que partager, cela va un moment, mais que chacun doit tout de même rester dans son rôle : « Tu as vu comment un écrivain travaille. Tu vas pouvoir en parler sur ton blog. » Sidéré, je ne réponds rien. Et vous, qu’auriez-vous dit à ma place ? Je n’ai jamais été très doué en matière de répartie. C’est maintenant, avec le recul d’une quinzaine de jours, assis devant mon ordinateur, que je réfléchis : que veulent dire ces deux phrases ? Que disent-elles sur celui qui les a énoncées ? Qu’aurais-je pu ou qu’aurais-je dû répondre ?
Sur le moment, lorsqu’il a prononcé ces phrases, je peux dire qu’à défaut de réagir, mon regard a changé d’un coup. J’avais une certaine sympathie pour lui, et un peu d’admiration pour le travail, difficile m’avait-il semblé, qu’il avait réalisé dans ses différents ouvrages. Mais là, il m’est apparu prétentieux, imbu de lui-même. Cela va même au-delà, car ses propos sortaient du cadre courant de la conversation. Là où la prétention est souvent plus ou moins honteuse, lui s’affirmait dans un certain sens comme un prétentieux discourant sur la place des prétentieux dans la société. Un peu comme si le loup de La Fontaine s’était avisé d’exposer une théorie à propos du pouvoir des loups. Un loup au carré en quelque sorte. Un prétentieux au carré.
Ces propos avaient quelque chose de transgressif, de quasiment obscène. Comme un éclat de rire indécent. Comme un gros juron lâché hors de propos. Comme une provocation : « Tu as vu comment un écrivain travaille. » Le plaisir d’un enfant qui provoque : « Tu ressembles à un pipi, t’as une tête comme un caca ! » L’hypothèse me paraît solide, sans rire ! En psychanalyse, on appelle cela la « jouissance ». « La jouissance, écrivait Lacan, c’est ce qui ne sert à rien. » La pulsion orale se manifeste quand on n’a pas faim. Votre bouche redevient ce qu’elle toujours été : muqueuses des lèvres et de la langue, salive irisée, haleine tiède et fruitée. Et les dents ! Lorsqu’elles cessent de déchirer et de dépecer, elles sont pleines d’humour, elles taquinent et aguichent.
Vous pouvez maintenant embrasser, sucer, lécher, mordiller autant que vous voudrez, c’est gratuit, c’est inutile. Mais la société n’aime pas beaucoup cela et cela n’aime pas beaucoup la société. Stefan Zweig a compris mieux que personne l’essentiel du message freudien : la civilisation n’est qu’une fine couche en surface, dont certaines valeurs comme la propreté, la politesse et même le respect ne résistent qu’à grand peine aux coups de boutoir d’un monde souterrain ou s’agitent les pulsions les plus primaires (ceux qui comme Zemmour ramènent aujourd’hui ce terme de civilisation sur le devant de la scène auraient peut-être intérêt à y réfléchir).
L’auteur sait que je m’interroge sur la façon dont on devient écrivain, et il jouit de me montrer que lui, il sait, cela fait 20 ans qu’il répond « écrivain » à chaque fois qu’on lui demande sa profession. On lui a déjà dit : « Mais c’est pas une profession, ça ne sert à rien, un écrivain » ! Il est rôdé et il ne cherche plus à se justifier. Il se contente d’être, il ronronne comme un félin au lieu de répondre. Alors, quand il me voit, inquiet, tendu, ça lui échappe brusquement comme un lapsus. Lui qui tout à l’heure m’encourageait, me dit maintenant quelque chose comme :
« Contente-toi d’écrire ton blog et regarde-moi, moi Narcisse, moi l’autolâtre, regarde-moi pratiquer mon art avec une dextérité que tu n’atteindras jamais. »
C’est le rot d’un bébé après la tétée, celui d’un buveur de bière, celui d’un lanceur de fléchettes. Face à moi, il ne prononce pas des mots à la façon d’un écrivain, il fait des rots comme une canaille. Il rit. Il rue dans les brancards. L’écrivain qui jouit se gargarise, Sartre est loin, « Qu’est-ce que la littérature ? » le fait rire à gorge déployée. « Tu veux devenir écrivain ? Pauv’ con ! » L’auteure croisée le mois dernier avait encore un peu de style : « Avant d’écrire, il faut beaucoup lire. » Le résultat était le même : « Tu es lecteur, reste-le (et achète mes livres !) »
Je ne suis pas vexé. Je me souviens, à 22 ou 23 ans, quand j’étais un lecteur sans intention de franchir un jour les frontières de l’écriture. Je vivais en Allemagne. Je lisais le Faust de Goethe. Faust gravissait le chemin qui mène au grand rassemblement des sorcières sur le Mont Chauve. Méphistophéles était accompagné d’une vieille sorcière à la bouche édentée. Ils riaient de bon coeur. Faust tenait le bras d’une jeune sorcière au teint frais comme une rose. Et puis, elle était prise d’un hoquet, elle riait encore, mais sa bouche s’ouvrait plus largement pour laisser s’échapper une souris. « Ach! mitten im Gesange sprang – Ein rothes Mäuschen ihr aus dem Munde. » (1)
J’ai oublié le nom de la jeune sorcière. J’ai aussi oublié celui de l’étudiante en Sozialpädagogik (2) qui me racontait son rêve récurrent : elle était prise de hoquets et crachait des crapauds, des vers, des cailloux. Elle souriait lorsque je tentais d’interpréter son rêve, cette jeune Allemande dont l’inconscient était tapissé sans l’avoir lu des mots de Goethe, dont le visage accueillait ses premières rides teintées de gris, qui devait être un peu sorcière sans le savoir. Et moi, j’apprenais que lire, c’est souvent associer un texte à un contexte. Parfois même, confondre les mots d’un texte avec les êtres et les choses de nos expériences vécues. Oui, cela a déjà un peu à voir avec l’écriture.
Quelques jours plus tard, l’auteur nous envoyait un mail, au géographe et à moi : « Je suis ravi de vous avoir rencontrés, et de la visite commentée à X. Je viens d’écrire justement le petit chapitre où mon personnage voit les bernaches brouter et aboyer 😉 »
C’était bien de bernaches qu’il s’agissait tout à l’heure. Elles arrivent en novembre. Elles ont franchi 6000 kilomètres depuis la péninsule de Taïmyr, en Sibérie. Elles sont placides et fidèles, regroupées en familles. Parfois, elles se mettent en cercle et semblent tenir un colloque. Elles retrouvent en Bretagne les tournepierres qui ont fait le même trajet depuis la Sibérie, ces oiseaux petits, nerveux et agressifs qui leur ressemblent si peu. J’ai passé des semaines, des mois, à les observer cette année et l’an dernier. J’ai écrit un texte sur leur goût de l’hiver et leur dégoût du printemps, synonyme de tiédeur et de flou. Elles aiment le froid, et la vérité quasi mathématique des formes que prend la nature en hiver. L’été, pour elles, c’est quand le soleil de minuit réchauffe tout doucement leurs oisillons sans les aveugler. Tout cela, c’est ce que j’en connais.
L’auteur a renoncé aux rots, il s’exprime à nouveau avec des mots, mis à part un point virgule clin d’oeil. Son personnage « voit les bernaches brouter et aboyer ». Son personnage, oui. Mais lui, l’auteur, ne les a jamais vues. Il n’a pas attendu novembre, il était pressé. Il a décrit, je suppose, le gris des rochers qui prolonge celui de la mer, le soleil froid d’hiver, le froid piquant du vent. Il l’a fait avec adresse certainement. Rien de bien neuf, en tous cas, dans tout cela. Mais ses bernaches sont des fantômes. La vérité éclate comme dans un lapsus. « Tu as vu comment un écrivain travaille. » Oups ! Comment moi écrivain je travaille. Comment je fais semblant d’être écrivain et semblant de travailler.
Non, cet écrivain ne sera pas mon modèle. Il s’est trahi. Il a trahi. Je n’ai plus de colère contre lui. J’écris. Je n’ai rien d’autre à lui dire. Je sais maintenant qu’il me faudra veiller à ce que mes mots ne renvoient pas à des fantômes.
(1) « Hélas, au milieu d’un chant, une souris rouge soudain jaillit hors de sa bouche. » Faust, Wolfgang Goethe
(2) Initiée en Pologne, la pédagogie sociale s’inscrit dans le mouvement des pédagogies alternatives visant à transformer la société. Très développés en Allemagne, mais peu en France, les cursus universitaires de Sozialpädagogik attiraient dans les années 1970 de nombreux jeunes Allemands de gauche.