Le gallo, une langue qui pétille

« I ment que son qhu en lève ! » « Qhi qu’i dit li ? » « I m’a pâs rien dit. »

Paul Paboeuf croque les mots à pleines dents. Il les mordille, puis les mastique avec délectation. Ses yeux brillent. Il savoure chaque syllabe. Le « tch » qui remplace le « k » dans « qhu »« qhi », prononcés « tchu » et « tchi », vaut bien une tranche d’andouille. Et les diphtongues qui rappellent l’anglais, comme dans « pieue », la pluie, « chaod », chaud, ou « avair grand pour », avoir grand peur, valent leur pesant de caramel bien liquide. 

C’est sa langue maternelle, à Paul : le gallo. La langue qu’on parlait aux champs et dans la cour de la ferme, à une lieue et demi de Questembert. Chaque sonorité renvoie aux expressions des visages aimés, mouvements légers de la lèvre inférieure, joues qui se gonflent sous la peau, oeil malicieux qui monte et redescend avec le « heuge » de « I heuge le pommier » (il secoue le pommier), « h » aspiré qui file de bas en haut, « eu » qui vire à gauche lorsqu’il cède au « u », « g » qui dégouline comme le lait-ribot sur la galette de blé noir qu’on vient d’y tremper. Rires joyeux qui résonnent tandis que s’entrechoquent les consonnes et que les voyelles scintillent comme des guirlandes de Noël. Fines veinules et douce tiédeur de ces visages qu’il était si bon d’embrasser, avec leurs odeurs de tabac et de cidre, de lait et de réglisse. Ces mots qui claquent abolissent le temps. Ils font revivre les morts.

A Pénestin, au début 19e, on parlait les deux langues, le breton et le gallo

Le gallo est la langue parlée en Haute-Bretagne. Rien à voir avec le breton, qui est une langue celtique. Le gallo est une langue romane, comme le normand, le picard et le poitevin : les langues d’oïl. Des langues sans écriture, et dominées, comme le fut le gaulois auparavant. Les frontières du gallo sont floues et ont varié au fil du temps. Dans le Sud-Morbihan, au 18e siècle, on parlait breton jusqu’à Assérac et Batz-sur-Mer. Le breton a reculé vers l’Ouest, pas très loin d’ailleurs : à Pénestin début 19e, on parlait encore les deux. Puis la frontière s’est déplacée vers Arzal et Damgan, de l’autre côté de la Vilaine. Seule Batz est longtemps restée une « enclave bretonne », en raison de son isolement, de la fierté des paludiers, dit-on, et de leur activité de commerce.

Le gallo est une langue que personne, jusque récemment, n’a enseignée, ni apprise. Une langue qui a suivi son cours, qui n’était même pas celui des rivières. Elle varie au gré de leurs méandres. Le « a » d’avant (la patte) vaut dans le Nord, alors que le Sud lui préfère le « â » d’arrière (la pâte). Le « oi » de « moi » en français se prononce « a »« aj » ou « ê »selon les régions. Pourquoi le « ê » suit-il le tracé de la frontière avec le breton : « mai » pour « moi »« fais » pour« fois »« nais » pour « noir » ? Il y a bien des questions moins importantes que celle-là. 

Contrairement au breton, le gallo ignore le subjonctif : « il faut que tu vas », dit-on volontiers. Voilà qui vous valait des coups de règles sur les doigts à l’école, où le gallo était considéré comme un « patois », comme une « déformation » du français, se souvient Paul. Il évoque, dans son livre intitulé « Le parler gallo » (1), « l’impression humiliante, renforcée par le poids de l’autorité (scolaire, administrative, religieuse…) de « mal parler », de parler un patois dévalorisant. »

Autre exemple : le « r » et le « l » tombent en position finale. On dit « la tap » pour la table, ou « le cit » pour le cidre. Mais ne voilà-t-il pas, sous l’effet de l’école obligatoire, que les locuteurs du gallo remettent des « r » et des « l » au petit bonheur la chance, lorsqu’ils s’expriment en français : « il faut que je vâs à Nantres » ! On appelle cela de l’hypercorrection…

Le destin du gallo est bien celui d’une langue dominée, à la fois par le breton et par le français. Est-il même vraiment une langue, s’interroge Paul ? Il répond lui-même : « Oui, une langue, car elle peut tout dire. » Il avoue cependant que ces gens-là, comme aurait dit Brel, sont des taiseux : ils n’expriment pas beaucoup leurs sentiments, et leur langue aussi les ignore.

Paul Molac reconnait en Paul Paboeuf l’artisan de sa victoire en 2012

Quelle revanche en tous cas, pour lui, que ce destin hors du commun qui en a fait d’abord un universitaire féru de littérature latine et grecque, puis le maire (PS) de sa commune, Questembert, pendant 19 ans, de 1995 à 2014 ! En 1997, il fonde la communauté de communes du pays de Questembert et la préside jusqu’en 2014, tout cela sans se départir de son sourire et de sa simplicité. Paul Molac, député du Morbihan, promoteur de la loi du 21 mai 2021 sur les langues régionales qui porte désormais son nom, préface l’ouvrage de Paul Paboeuf. Il se souvient qu’en 2012, il fut « l’artisan »de sa victoire, « en (le) soutenant et en (lui) apportant ses connaissances et son soutien ».

Nous sommes 7 dans la petite salle à l’étage du Bateau Livre, 8 lorsque Coline peut nous rejoindre. J’écoute Paul. Pour tout dire je bois ses paroles, lui qui savoure et déguste les mots de sa langue. Je l’entends prononcer « la jamp » sans paraître s’en rendre compte. Il explique ensuite que les consonnes sonores (b, d, v, j, z…) deviennent sourdes (p, t, f, ch, s…) en fin de mot. C’est au Canada, où il a enseigné durant 4 années, qu’il a acquis la distance nécessaire pour faire de sa langue maternelle un objet d’observation en même temps que d’amour. 

C’est vers ce moment-là que mon propre passé est remonté à la surface. Un jour, ma langue maternelle s’est révélée trop proche, trop envahissante. C’est alors – plus que l’italien, l’anglais, l’esperanto et quelques lubies d’enfant comme le hongrois et le tchèque -, l’allemand qui s’est imposé à moi. L’allemand avec ses dialectes qui varient déjà à peine franchis quelques kilomètres. Ses dialectes qui se mêlent lorsqu’un Allemand de Souabe épouse une Autrichienne du Bregenzerwald. L’allemand dont les consonnes sont sonores au Nord et sourdes au Sud, sans pour autant renoncer à la poésie que nourrit le jeu sans fin des voyelles. L’allemand où l’on dit après l’amour : « Es war schön », c’était beau. 

A 50 ans et quelques, je suis revenu au français, j’ai cessé, peut-être, d’être un collectionneur. J’aime à présent le son et les mots du français, la forme que prend une page lorsqu’elle se couvre de mots français. Les langues étrangères se refusent maintenant à moi, comme l’arabe et le portugais que je ne suis pas parvenu à apprendre, alors que j’ai tant aimé la lente découverte d’une langue, de ses recoins, de ses secrets, l’exploration de ce corps démesuré qui s’enroule sur lui-même, et qui ne peut être, pour moi, que féminin. 

La langue sonnait et résonnait, c’est elle qui donnait forme au monde

A mesure que Paul parlait, je saisissais bien que les expressions et les anecdotes qu’il nous racontait avaient pour objet la langue elle-même, elles n’étaient pas de simples récits des choses de la vie. La langue sonnait et résonnait, elle était au premier plan lorsqu’il détachait les syllabes en les faisant claquer. C’est elle qui donnait forme au monde : tous ces mots pour parler du cochon, si présent dans la vie des campagnes, ou encore du temps qu’il fait, tour à tour « morfondé »« écarbelé » ou « mougant » ; tous ces sons pour signifier, pour reproduire les tapes dans le dos des hommes, les caresses sur les cheveux des femmes. Oui, c’est la langue elle-même qui parlait à travers les voix des hommes et des femmes, celles des générations de paysans et de marins, la clameur sourde des siècles passés dont nous imitons les accents avec nos voix frêles. 

J’entendais cela dans des langues étrangères, mais il a fallu cette conférence pour que je l’entende dans la mienne. La France, pays plus que tout autre centralisé, a dissimulé la vérité de sa langue. Elle l’a uniformisée et nivelée, en a fait un être mort partout identique à lui-même. Elle a masqué aux regards ces nœuds, ces boucles, ces entrelacements par où circule la vie, vers où convergent les flux et d’où jaillissent hardiment les dynamiques. Une image s’impose à moi, encore floue, comme dans un rêve. Une surface, un plan, qui aurait cessé d’être lisse, qui serait troué, piqué. Oui, c’est cela, elle serait « capitonnée ». Comme un ancien matelas, de ceux que fabriquent et réparent les artisans matelassiers s’il en existe encore, qui maintiennent la bonne répartition de la garniture de laine ou de coton dans le matelas par des oeillets – est-ce le terme juste, encore une affaire de mots ! – piqués en quinconce. 

Comment ai-je pu me contenter de considérer que le français que j’écris était une surface immobile et uniforme comme les pages d’un dictionnaire ! Cela a-t-il un sens d’écrire « bien » une langue qui moutonne comme la mer, qui grouille et fourmille, qui innove autant qu’elle se souvient ? Paul dit que Maupassant, dans certaines de ses nouvelles, a emprunté des mots du lexique gallo. Responsabilité de l’écrivain qui prend position, qui contribue aux mouvements d’une langue, qui invente et qui préserve. C’est comme si on venait de me révéler une nouvelle dimension de la langue, une vérité du français qu’énonce une langue proche et quasiment disparue, le gallo. 

Une langue « en lambeaux », dit Paul. Elle a du ressort, pourtant. Elle pétille. Elle a encore largement de quoi aiguillonner ceux qui croisent son chemin.

PS. Capitonné, capiton, le point de capiton. Ca alors ! Jacques Lacan, le grand psychanalyste que j’admire malgré ses défauts, est donc déjà passé par là !? Je vérifie, c’est facile à retrouver. C’est dans le séminaire n° 3 de l’année 1955-56 sur les psychoses. Il introduit, dans sa leçon du 6 juin 1956, un nouveau concept, le point de capiton, qui établit de façon définitive que notre psychisme n’est pas régi seulement par les énergies qu’il dépense et qu’il s’efforce d’équilibrer, mais par la structure du langage. Je n’avais jamais vraiment compris ce que signifiait pour Lacan ce « point de capiton » que fixe « l’aiguille du matelassier ». Je suis allé hier face à l’océan, sur la plage de Loscolo, pour lire ce texte hors du commun : « Ce n’est pas impossible qu’on arrive à le déterminer, ce nombre de x, de points d’attache fondamentaux entre le signifiant et le signifié qui est nécessaire à ce qu’un être humain soit dit normal (…) ou au contraire qu’il (…) laisse éclater, qu’il fasse sauter, si l’on peut dire, les relations au sens fondamental entre le signifiant et le signifié. » (p. 422) J’ai salué certaines personnes qui me croisaient, mais j’ai dû en ignorer d’autres, abimé dans ma lecture ! Qui sont les psychotiques qui « laissent éclater » et « font sauter » les points de capiton qui préservaient leur raison, ces psychotiques dont Lacan pensait qu’il avait tant à apprendre d’eux ? Le président Schreber, de la cour d’appel de Dresde, atteint tout à la fois d’un délire de persécution et de toute-puissance, les sœurs Papin, deux domestiques meurtrières de leur maîtresse en 1933 et à qui Lacan a consacré sa thèse, le grand Salvador Dalí, apôtre de la paranoïa critique qui fait du trouble un art, et tous les anonymes tristes, qui nous disent que la vie serait bien terne si les mots n’y introduisaient leur folie. Pour ma part, les capitons d’une langue signifient simplement, en trois mots plutôt qu’en un, qu’on écrit avec des mots en mouvement – ils batifolent autour des équations de la Relativité -, que le mouvement est un attribut de la Langue, pas seulement de la Parole, que la langue que l’on pratique n’est pas une simple matière inerte comme l’encre dans son encrier. Plus facile à dire qu’à réaliser : « grand disou, petit faisou ! » J’ajouterai que ma mère n’a jamais porté de coiffe, contrairement à celle de Paul, mais ma belle-mère autrichienne, si, à qui je donnais le bras pour éviter qu’elle ne glisse en traversant le cimetière enneigé et parsemé de bougies autour de l’église.

Lacan parlait aussi, toujours le 6 juin 1956, de ces phrases dont le sens fluctue encore tant qu’un point de capiton n’est pas venu indiquer qu’elles touchent à leur terme, qu’on en restera là. Ce post scriptum lui rend hommage. Parler (de même qu’écrire) répond à un appétit.

Et s’il vous reste un ancien matelas à capitons que vous voudriez céder ou vendre, pensez à moi, je me suis décidé à changer de literie.

(1) Ed. Stéphane Batigne, 2021, 14 euros, disponible au Bateau Livre

2 commentaires sur “Le gallo, une langue qui pétille”

  1. MAGNIFIQUE ! Comment les langues s’apprennent , se délient , et nous lient ! quelle verve !
    bravo , ton texte est ben biau ! que diaB !

    1. Merci Valérie ! Tu me flattes… et tu me rassures. On peut creuser, fouiller, expérimenter, mais la crainte est de perdre le contact (ou le lien, puisque tu en parles !) avec ses lecteurs.

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