Le moment de lire Dostoïevski

Eh bien voilà. Les voyages sont souvent des moments où l’on a le temps de réfléchir sur soi-même, et où l’on prend des résolutions, des vraies, durables. Il y a une douzaine d’années, en Indonésie, j’avais résolu de changer mon rythme de vie : me coucher plus tôt le soir et découvrir enfin la joie des petits matins où l’on a toute la vie devant soi. Je n’ai plus rien changé à cela depuis.

Il y a beaucoup de grands lecteurs et lectrices à Pénestin. Je n’en fais pas partie, car en lisant, je bute sur les mots, je me mets à penser à autre chose, bref, je suis plus ou moins dyslexique, et je crois que je serais même capable d’expliquer comment cela m’est arrivé, il y a à peu près une cinquantaine d’années.

Mon choix , ma résolution, est de lire un « grand » livre de A à Z et d’en parler à intervalles réguliers. De me laisser accompagner par lui, de prendre appui sur lui pour aborder une série d’autres sujets. L’idée n’est pas très nouvelle : beaucoup de philosophes pensent systématiquement « avec », en appuyant leurs textes sur ceux d’un autre. Il me faudrait une sorte de livre-monde, un de ces livres comme le « Quichotte », ou l’« Ulysse » de Joyce, ou même « L’Odyssée » d’Homère, qui dressent une cartographie de leur époque, et qui sont aptes à dialoguer avec la nôtre. 

Si dieu n’existe pas, alors tout est permis ?

Ce sera « Crime et châtiment », de Féodor Dostoïevski ! Je l’avais déjà commencé deux ou trois fois, mais il m’intimidait et je le laissais retomber. Il parle de morale, d’immoralité et d’immoralisme. Il dresse le portrait psychologique d’un assassin, Raskolnikov, dont les réflexions sur la liberté et le mal se déploient dans un monde crépusculaire où Dieu, le créateur, s’est réduit à une simple hypothèse. Dans une lettre, Dostoïevski écrit : « Maintenant supposons qu’il n’y a pas de Dieu ni d’immortalité de l’âme. Maintenant, dites-moi, pourquoi devrais-je vivre avec droiture et faire de bonnes actions, si je vais mourir entièrement sur terre? … Et si c’est le cas, pourquoi ne devrais-je pas (tant que je peux compter sur mon intelligence et mon agilité pour éviter d’être pris par la loi) couper la gorge d’un autre homme, voler, … »

Formulé autrement : si dieu n’existe pas, alors tout est permis ? Une question à affronter dans sa nudité, avec courage et lucidité. Pardon ? Une provocation, me dites-vous ? Je vous ai pourtant déjà parlé de l’effort que font selon moi un grand nombre d’athées pour reconstruire une morale à partir de rien (dans “4 petits jours et puis s’en vont”, je crois). Dostoïevski espérait sans doute sauver la morale. Je suis aussi naïf que lui : c’est en partie ce que disait Valérie, il me semble, dans les commentaires. Mais il a fallu Dostoïevski pour que vienne à son tour Camus qui, lui, n’a rien d’un naïf.

Mais à propos, ça sert à quoi de lire des livres, celui-là, d’autres ? 

Première réponse : oublier, s’évader, sortir de son quotidien, vivre « d’autres vies que la sienne ». Oui, vous avez raison, mais on aurait pu aussi bien dire l’inverse : ajouter quelque chose à son quotidien, donner à sa vie un sens plus riche en lui offrant jour après jour, d’autres mots, d’autres questions, d’autres idées, que ceux qui en font déjà partie. Pourquoi ? Eh bien, parce qu’on devrait aller vers le mieux d’une façon générale : une morale minimale, pour croyants ou non, nous dit qu’il est préférable d’aller vers le mieux que vers le pire. Vous connaissez vos défauts, et ces défauts embêtent vos proches et vous embêtent vous-mêmes ? Et vos qualités qui ne demandent qu’à croître ? Eh bien, foncez !

Un apéro avec poulpes, dorades et espadon

Je ne vais pas rester dans les généralités. Pour ma part, j’ai passé cette dernière semaine en Tunisie pour y subir des soins médicaux. De mes précédents séjours, je garde le souvenir d’un pays doté d’une vraie énergie, où l’on aime rire, où l’on se provoque gentiment pour rompre la glace, et où les femmes étaient parmi les plus modernes, si ce n’est les plus libres et modernes de tout le monde arabe. Entre temps, un Printemps arabe qui en a laissé beaucoup sur leur faim, des crises, la pauvreté qui enfle, et que découvre-t-on aujourd’hui ? Un monde où la difficulté de survivre au jour le jour et de nourrir sa famille dresse tout le monde contre tout le monde. On se bouscule sans se regarder, on répond à la moindre remarque en montant sur ses grands chevaux. Les visages sont tendus, le stress est palpable.

Et pourtant, il y a partout des gens adorables ! Des fils de pêcheurs qui se lamentent sur le prix du gas-oil, et qui vous parlent de l’époque où ils prenaient l’apéro accompagné de poulpes, de dorades… et de filets d’espadon, bien cuits, vous les collez bien sur la plaque et vous ne lâchez pas, puis vous versez un filet d’huile d’olive. Là, on peut s’oublier ! (pensez aussi à Hemingway, la littérature est toujours à deux pas.) Mais l’apéro, c’est fini, pour la Mosquée, pas bien compris. Il y a des gens à qui vous demandez la pharmacie de garde et qui vous répondent : « Viens, chef, c’est un peu loin, je t’y emmène en voiture ! » C’est vrai, c’est pas con, vous l’avez sans doute déjà fait vous-mêmes : vous rencontrez un Ukrainien (je vous en reparlerai bientôt…) sur le bord de la route et vous l’emmenez à la pharmacie, puis vous le ramenez (ben oui, quand même). La vie est douce quand les autres vous apportent un prétexte pour prendre le temps de se regarder et de s’écouter.

Comme un autoportrait décalé de notre propre vie

Le bord de mer est couvert de plastiques. On me dit : « C’est le vent ! » (N’oubliez pas la collecte au Loguy cet après-midi !!) L’urbanisme, parlons-en ! Des terrains vagues, des tas de sable, de gravats, d’ordures, des constructions inachevées, des trottoirs défoncés, une circulation sans règles où personne, jamais, ne te laissera le passage. A pied non plus d’ailleurs. Si loin et si proche, comme un autoportrait décalé de notre propre vie.

Avant-hier, il a fait 28°. Personne n’a jamais vu cela en décembre. Les gens baissent la voix pour dire que ça les inquiète. Hier, il ne faisait plus que 25°. Il n’y a pas qu’en France en été que le climat se déglingue. De petites vagues pointues, agressives, attaquaient la côte de façon perpendiculaire. J’écoutais les sons tout autour : l’arrivée d’un tsunami ne m’aurait pas surpris outre mesure. Il faut dire qu’en face, derrière l’horizon, il y a l’île de Lampedusa. Et un peu plus loin la Libye. Beaucoup de jeunes Tunisiens tentent la traversée. Un, qui se fait appeler Stéphane, a un master de maths, français impeccable, présentation raffiné, des yeux noirs, inquiets par moments, homo, ma main à couper. On discute des heures, puis on s’évite car ma présence a l’air de lui faire du mal. « Moi, me dit-il, je n’ai jamais enseigné. Il y a trop de diplômés et pas assez de places. Je fais chef de rang depuis deux ans. » – “Mais tu aimes les maths, tu connais des choses comme la théorie des catastrophes de René Thom, les nombres fractals, c’est génial, non ? » – « Oui, bien sûr. Mais c’est fini, j’ai décroché. Je veux travailler dans le tourisme, partir à Toronto, au Canada. »

Dans ma chambre, j’ai 4 chaînes en russe. Ca rigole, ça danse, des pitres font des grimaces, crient, chantent, c’est un spectacle à peine croyable, le triomphe du kitsch. (Pensez aux sketches de Fellini Roma, c’est un peu ça.) Puis une émission genre « Porté disparu » avec des zooms, des larmes, des éclairages qui déforment les visages. Des émissions où ça papote mielleusement, soudain j’ai l’impression de tout comprendre comme si c’était du français (la Pentecôte avant l’heure, peut-être) : « On va parler de Noël maintenant. »

Des voyelles qui dégoulinent les unes sur les autres comme des mangues trop mures

Pendant ce temps, leurs copains, leurs fils, massacrent et se font massacrer. Un Russe devant le buffet ! Il avance comme un char d’assaut son assiette en avant. Il porte un T-shirt de marque, il est musclé. Il est fier. Juste le visage un peu empâté autour du nez, comme souvent, il me semble, les Russes de la upper middle class. (Je peux parler, moi, avec mon oedème sur la figure !). Sur les champs de bataille, les insultes et les jurons sont lancés dans la langue de Dostoïevski, pleine de voyelles qui dégoulinent les unes sur les autres comme des mangues trop mûres. 

Féodor, que nous diras-tu sur notre époque ? Quand « Crime et châtiment » est sorti en feuilleton dans Le Messager Russe, durant toute l’année 1866, ce fut le phénomène littéraire qui évinçait tous les autres. Raskolnikov, étudiant fauché, sombre, torturé par tant de questions sans réponses, divague entre le bien et le mal. Dosto, à qui il ressemble avait été arrêté après la Révolution de 1848, puis envoyé au bagne en Sibérie pendant 10 ans. C’est là, dit-il, « que j’ai appris à bien connaître le peuple russe. »

« Au commencement de juillet, par un temps extrêmement chaud, un jeune homme sortit vers le soir de la mansarde qu’il sous-louait, ruelle S…, descendit dans la rue et se dirigea lentement, comme indécis, vers le pont K… »

A suivre. 

(Les personnes qui ont du courrier en retard, répondez-moi ! On n’arrive pas à avancer s’il faut sans arrêt attendre des réponses pendant des jours ou des semaines. La vie est courte.)

1 commentaire sur “Le moment de lire Dostoïevski

  1. Bonne lecture, Gérard ! Beau projet, la littérature russe… Moi ça fait 30 ans que je me passionne pour Proust et je n’en suis qu’au quart de la Recherche. Il faut de l’entrainement, et consacrer du temps.
    Ta chronique me fait penser à celle de Claude Askolovitch sur France-Inter, 6 mn chaque matin https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/la-revue-de-presse
    Elles auraient (tes chroniques) matières à être lues (par toi?) à l’antenne d’une radio ! Ou bien une version sonore sur ton blog ?…
    Entendre ta voix, les blogueurs seraient intéressés, non ?…

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