Un homme libre

(un récit en forme de pelote de laine, bien loin, désormais, du reportage et de ses règles)

« Je m’honore d’avoir participé en homme libre à une journée de contestation contre l’économie capitaliste. »

C’est Vincenzo Vecchi qui s’exprimait ainsi. Il avait participé aux manifs contre le sommet de Gênes, en Italie, en juillet 2001. Une répression féroce : un mort et 600 blessés. Au terme du code Rocco, datant du fascisme et toujours présent dans le droit italien, le simple fait d’avoir été présent à ces rassemblements en faisait le coresponsable des « exactions » qui y ont été commises. 10 personnes devaient payer pour toutes les autres. Je suppose qu’à l’époque où cette loi, intitulée « Dévastation et pillage » fut instaurée en Italie, les nazis allemands ne procédaient pas autrement : les 50 otages fusillés en 1941, en représailles au premier attentat de la Résistance contre un haut gradé allemand à Nantes, avaient aussi été choisis au hasard, sur une liste de militants communistes. Leur responsabilité était statistique, ils étaient interchangeables. Hitler avait réclamé 100 à 150 exécutions. Lorsque ce nombre a été « réduit » à 50, on a biffé des noms sur la liste, sans autre critère que le hasard. C’est une forme de dépersonnalisation : les chiffres régissent nos existences. Comme un étudiant venu réclamer qu’on lui accorde le bénéfice d’une unité d’enseignements avec une moyenne de 9,90/20. Après tout, celui qui a obtenu 10 tout rond est-il tellement meilleur que lui ? Puis vient un autre, avec 9,70, qui tente sa chance.

Vincenzo, pour en revenir à lui, a fait ce que vous auriez peut-être fait à sa place : il a pris ses jambes à son cou pour sauver, non pas sa peau, ni son diplôme, mais sa liberté. Il a mis une frontière entre lui et la police italienne et s’est posé pas très loin d’ici, dans un hameau voisin de Rochefort-en-Terre. Il a appris le français, petit à petit, et refait sa vie, fréquentant des associations, rendant des services, se faisant apprécier. Discret sur ses origines, seul, un peu mystérieux, face à des gens qui ne lui ont pas posé de questions et pas demandé de comptes. Il faut dire qu’il est anarchiste, et qu’il a abouti là sur un bout de planète où pas mal d’autres, un peu en marge de la société, partagent cette vision du monde qui place la liberté au-dessus de tout. La liberté, pour lui, c’est se fondre dans le paysage, tandis que son pays réclame son extradition et veut lui faire purger les 12 ans de prison auxquels il a été condamné. Je sais qu’il y en a parmi vous à qui cette histoire commence à ne pas beaucoup plaire, même si je leur précise (contre mon gré, car cette histoire aurait-elle été très différente ?) qu’il n’a rien brûlé, rien cassé, frappé personne. Mais ils préfèrent les destins plus « normaux ». Ils n’ont guère d’affinités avec ces histoires d’anarchistes, de prison, de manifs, ce monde-là n’est pas le leur. Je leur suggère de continuer à lire.

En 2019, la police française localise Vincenzo. Ses amis, devenus comme une famille d’adoption, le cachent, le protègent, puis entament avec lui le long chemin des procédures : condamnation, arrestation, recours, audiences, appels, décisions contradictoires… C’est normal que ce soit compliqué : dans l’Union européenne, chaque pays fait confiance à ses partenaires pour dire le droit chez eux, mais lorsqu’on lui demande d’y contribuer, par exemple en extradant un justiciable vers un autre pays dont les règles ne vaudraient pas chez lui, les juristes s’enflamment. Je me souviens de mon divorce. Mon ex était venue d’Allemagne. Notre dossier était ridiculement simple. Nous étions d’accord sur tout (pour une fois), et les souffrances liées à notre séparation n’appartenaient qu’à nous et à notre fille qui attendait, inquiète, notre retour. Le divorce, avec ses papiers et ses chiffres, n’était pour nous qu’une formalité. Mais soudain, son avocat ou le mien, je ne sais plus, trouva matière et crut pouvoir justifier sa présence et ses émoluments : la pension alimentaire, hein ? versée en France, perçue en Allemagne, elle sera indexée sur l’inflation en France ou en Allemagne ? C’était bien sûr avant l’euro. Les yeux de l’avocat brillent, les présents se rapprochent et chacun y va de son analyse. Nous, nous attendons que leur discussion se termine pour sortir enfin du Palais de Justice et aller au bistrot d’à-côté boire un verre de mousseux, comme nous l’avions décidé. Je pourrais vous dire aussi que l’avocat de mon ex, choisi par le mien pour la forme, a été, lorsqu’il était étudiant en droit, l’un des principaux leaders de mai ‘68 à Nantes. L’opposition entre l’être et l’avoir, il devait connaître, mais il s’est fait remplacer, occupé ailleurs, et je suppose qu’il ont partagé les honoraires que nous leur avons versés.

La procédure de Vincenzo a duré 4 ans. Le groupe de ses soutiens s’est élargi. Lui, si discret, est devenu un objet d’intérêt pour les médias. Et puis cette semaine, lundi, l’arrêt de la Cour d’Appel de Lyon tombe. Elle rejette l’extradition, comme auparavant les Cours de Rennes et d’Angers, mais cette fois-ci, le procureur renonce à faire appel. Vincenzo est libre, l’affaire est close. Il devra juste éviter de retourner dans son pays natal où il se ferait arrêter. Mais on ne va pas chipoter… Un premier mail, mardi, semble ne pas y croire vraiment. Un article du Monde, puis un autre mail, confirment la victoire. Je les imagine, tous ses soutiens, fêter cette victoire chèrement acquise, cidre et spumante coulant à flots. J’en imagine d’autres qui doivent se dire : encore un anarchiste, encore un étranger, venu s’installer chez nous, en France. C’est vieux comme le monde : Jean qui pleure, Jean qui rit. 

J’avais déjà parlé de Vincenzo Vecchi dans un article en août dernier (http://www.penestin-infos.fr/je-signerai-la-petition-en-soutien-a-vincenzo-vecchi/ ) Certains m’avaient répondu en disant qu’eux aussi signeraient la pétition. J’avais censuré deux commentaires dont il m’avait semblé que leurs auteurs se faisaient plaisir en marquant, par un slogan anarchiste de la guerre d’Espagne, leur territoire désormais élargi jusqu’à Pénestin et à ce blog. Drôle d’impression, moi aussi j’admire ceux qui ont combattu dans la colonne de Buenaventura Durruti et que les Communistes de l’époque ont trahis. Je me suis même fait traiter de « marin d’eau douce », dans un débat que nous organisions avec mes anciens collègues, par un ancien volontaire des Brigades internationales demeuré stalinien jusqu’au bout. Marin d’eau douce… A l’époque, je n’imaginais pas venir vivre à Pénestin où ces mots ont un sens. Et tenir un blog qui ne serait pas celui d’un clan contre un autre, mais parlerait d’anarchisme à d’anciens banquiers, et de tolérance à des gens de bonne volonté, mais tellement persuadés d’avoir raison, qu’ils croient pouvoir en déduire que les autres ont tort. 

La seule personne que je connais parmi ceux qui entourent et soutiennent Vincenzo m’avait avoué après ce premier article que c’était bien qu’il provienne de quelqu’un qui n’est pas anarchiste, car cela lui donnait plus de poids. Oui, après tout. C’est de bonne guerre. 

Je réfléchissais à ce que j’allais écrire dans cet article quand mes pas m’ont conduit chez une amie qui m’a raconté l’histoire de ses voisins, arrivés à Pénestin et repartis un an après. A mesure qu’elle racontait, je me disais que cette histoire, la sienne, ou du moins celle de ses voisins, devrait apparaître en contrepoint de celle que je viens d’évoquer. Mais il est tard, pourquoi ne pas faire de ce texte un feuilleton ? Après tout, c’est ainsi que Dostoïevski a présenté « Crime et châtiment » au public de son époque. Oui, mais mon histoire est une pelote, avec plein de fils qu’il faudra renouer à d’autres. Tu trembles, carcasse !? Dostoïevski, lui, n’aurait pas moufté. D’autant moins qu’il avait besoin d’argent.

A suivre…

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