Πάντα ῥεῖ / Pánta rheî (Toute chose passe)

Le cadre frappe l’esprit et les sens. Lorsque vous apercevez la mer devant vous à la sortie du virage, vous êtes à chaque fois saisi de la même émotion. Vos yeux d’enfant revivent. Le ciel est plus vaste, la mer plus bleue, plus lumineuse, plus étincelante qu’ailleurs. C’est simple et irrépressible. Longtemps je me suis arrêté, lorsque je passais en voiture, pour la contempler. Un petit parking, trois bancs propices à la lecture et à la rêverie, un copain qui passe à vélo, un brin de conversation. Le sentier côtier reprend juste derrière. La dizaine de maisons qui le bordent furent les premières construites en bord de mer à Pénestin. Les familles aisées du Second Empire ne manquaient pas de goût.

Dans les années 1960, quelques uns de leurs descendants ou successeurs, amateurs de sorties en mer, créèrent un club pour abriter leurs dériveurs et leurs agapes. Ils s’appelaient Bougaran, Leparmantier, Thara… Ils avaient l’âge de Johnny. Ils avaient passé dans ce quartier de la Poudrantais tous les étés de leur enfance et de leur adolescence. Ensemble, cela va sans dire. C’était une bande de copains bons vivants, fêtards. A l’époque, on disait qu’ils faisaient « la java ».

Puis le club s’était ouvert, démocratisé. Les « jolies colonies de vacances » fournissaient des cohortes de gamins avides de découvrir et d’explorer cette mer que certains voyaient pour la première fois. Avec les vacanciers des résidences secondaires qui venaient gonfler la population en saison, ils composaient un public friand de tous les stages que proposait « l’école de voile ».

Celle-ci a vieilli au fil du temps. Le matériel s’est usé. Il fallait lifter et relooker la dame déjà « sexagénaire » ! En 2018, une consultation aboutit à un projet d’extension pour un coût de 800 000 euros. Un nouveau maire déboule en 2020 en même temps que le Covid. Un maire qui d’ailleurs apparaît vite à ceux qui ont eu la naïveté de croire à ses promesses de campagne, comme une sorte d’autocrate aux petits pieds : c’est lui-même – il lui arrive d’être assez maladroit – qui a utilisé cette image peu valorisante le jour des obsèques de son prédécesseur, en filant la métaphore des souliers qui auraient d’abord été trop grands pour ses « petits pieds », puis ses pieds auraient grandi… Comme son orgueil, est-on tenté d’ajouter.

Toujours est-il que le projet d’extension proposé deux ans plus tôt ne lui convient pas. Il lance un appel d’offres, se fait expliquer le premier projet, le trouve à son goût, ne prend ni le temps d’« étudier » les suivants, ni celui de recueillir les avis des intéressés. Ses adjoints sont habitués à abonder dans son sens. Adopté ! Le budget a doublé, personne n’est tenu au courant. Une ribambelle de mécontents parmi les usagers, le personnel et le voisinage râle et pétitionne. Peu lui chaud. Les travaux sont menés tambour battant : le « Centre nautique Claude Chesneau » doit être prêt pour la saison 2023. Il l’est. Il accueille le public au printemps.

A propos, qui est Claude Chesneau ? Un ancien maire, qui a autorisé à l’époque la création du club nautique sans s’y intéresser plus que cela. On dit qu’il ne s’y est d’ailleurs jamais rendu. On dit aussi que sa veuve n’a même pas été consultée. Pourquoi cet honneur ? Eh bien, parce que c’était le maire, et ce qui se fait sous sa coupe lui revient, par une sorte d’évidence. Et puis, ce choix renforce l’évidence elle-même : le nouveau maire compte bien se voir attribuer le mérite des autres projets qu’il mène « contre vents et marées » ainsi qu’il le dit lui-même, tant l’opacité et l’absence de tout dialogue lui attirent d’inimitiés.

Il résiste à tout, se venge des affronts, punit leurs auteurs, s’attire des soutiens forcés, se vante de refuser les subventions à ceux qui osent élever la voix, se fait craindre. Lorsqu’un « malfrat » recouvre de peinture bleue les lettres qui honorent « Claude Chesneau », il avertit illico la presse et tempête : ce genre de forfait ne se produira plus lorsque les caméras de « vidéo-protection » (qui coûteront une fortune à la commune) auront été installées. Pourtant, dans le quartier, beaucoup s’étaient réjouis de cette modeste désobéissance nettoyée deux jours plus tard d’un simple coup d’éponge.

Mais le maire n’avait pas seulement ligué contre lui ceux que la référence à Claude Chesneau mécontentait. Le soir du 13 juillet 2021, il s’était cru en droit de posséder le corps, en plus de l’âme, de l’une des élues de sa majorité. « J’ai envie de toi », lui avait-t-il intimé en la saisissant par la taille. Il se sentait probablement surpuissant, maître, et pas seulement maire, de sa commune : en d’autres temps, on appelait cela le « droit de cuissage ». Ce n’est, après tout, qu’une autre forme de la soumission attendue des habitants de la commune face à celui qu’ils ont élu. Par un détournement de l’esprit de la démocratie, il considère pouvoir suivre son bon plaisir sans rendre de comptes à qui que ce soit pendant 6 ans. La victime de sa soudaine pulsion d’appropriation se débat et ne doit son salut qu’à l’arrivée de deux pompiers. Ils n’ont rien dit et ne se sont jamais exprimés sur le sujet par la suite : devoir de réserve. Mais le maire a été surpris et elle en a profité pour s’échapper.

C’est alors que dans un éclair de lucidité, le maire s’est auto-accusé devant ses proches dans un langage fleuri : j’ai merdé, j’ai fait le con. Ceux-ci l’ont vite rassuré : mais non, Monsieur le Maire, c’est elle qui t’a aguiché. Regarde donc comment elle s’habille ! Inversion des rôles bien connue des violeurs et des harceleurs. La jeune femme, elle, a attendu deux ans avant de porter plainte. Ses collègues venaient à 4 chez elle le matin pour lui dire : il ne faut pas que tu parles, sinon le maire devra démissionner, nous allons donner les clés de la mairie à l’opposition. Quant au maire, il avait retrouvé ses esprits et la narguait à chaque réunion de la mairie en lui susurrant qu’elle était belle. Au point qu’elle a fini par s’y rendre en survêtement en espérant échapper ainsi à ses ardeurs, ou ses provocations, on ne savait plus.

Fin 2022, elle fut des trois qui quittèrent la majorité, échappant à une emprise décrite par l’une d’entre elles comme celle d’une secte. Dès lors, ayant regagné la distance nécessaire, elle porta plainte quelques mois plus tard auprès du Procureur de la République pour agression sexuelle par une personne abusant de son autorité. La plainte fut instruite… et classée sans suite, comme souvent dans ce genre d’affaire. Comme souvent là encore, ceux qui l’avaient traitée d’aguicheuse redonnèrent de la voix, oubliant que le maire s’était lui-même dénoncé en avouant avoir « merdé ». Ils mélangeaient les arguments à la façon de Brel, vous savez, « J’ai jamais tué de chat, ou alors y a longtemps, ou bien j’ai oublié, ou ils sentaient pas bon… » : il ne s’est rien passé, elle a tout inventé, et elle l’a provoqué, et elle était alcoolisée, et elle provoquait tout le monde. Oui, vous avez raison, c’est pas beau, quand on est adjoint au maire, de parler comme ça. 

Pour elle en tous cas, il fallait tout reprendre à zéro : porter plainte à nouveau, devant un juge d’instruction cette fois-ci. Ses amis ont créé une cagnotte pour la soutenir. On voulait alerter la presse, faire un coup d’éclat…

Et c’est là que les deux histoires se rejoignent, celle du club nautique et celle de l’agression sexuelle. Le club devait être inauguré en grande pompe, bien qu’il eût déjà rouvert depuis un an. Les affiches avaient été diffusées, la presse et la télé seraient là. Et justement, pourquoi ne pas saisir l’occasion pour frapper un grand coup et sensibiliser les médias, à l’heure où le maire triomphant célèbrerait l’un de ses « grands projets menés à terme contre vents et marées » ? Certains avaient accueilli l’idée avec scepticisme : les deux choses n’ont aucun rapport l’une avec l’autre… la plainte n’a rien à voir avec l’inauguration… les gens ne vont rien comprendre… D’autres disaient que nous n’étions pas assez nombreux pour détourner un tel événement de sa vocation, que le maire se poserait en victime comme il savait si bien le faire, face à des perturbateurs. 

Le samedi 13 avril 2024, vers 10 h 30, un soleil tendre et tiède dardait déjà ses rayons et réchauffait une foule qui étrennait les T-shirts du printemps enfin là après tellement de pluie. Un œil attentif aurait observé que parmi ces T-shirts, certains portaient un simple symbole féminin d’un rouge de combat. Les mêmes que des femmes, et des hommes aussi, avaient arborés un an plus tôt, lors d’un Conseil Municipal, et le dimanche suivant sur le marché. Des voitures immatriculées dans le Finistère, les Côtes d’Armor et la Loire-Atlantique se mettaient en quête d’une place de stationnement. Le maire et ses adjoints, transpirant déjà dans leurs costumes, n’y avaient pas prêté attention. Ils se réjouissaient juste de voir une foule aussi dense et colorée se regrouper devant le « Centre Nautique Claude Chesneau ». Le maire décida que les festivités se dérouleraient en extérieur et fit transporter la sono déjà installée à l’intérieur des locaux.

A 11 heures, poussé par l’enthousiasme devant une foule qui s’était encore accrue, il débuta derechef son discours : « Chères Pénestinoises, chers Pénestinois ». Il ne comprit pas tout de suite pourquoi ses assistants commençaient à se tortiller et à lancer des regards inquiets derrière leurs cravates. Le micro fonctionnait. Pour une fois. Ce n’était pas comme le 11 novembre de l’année passée où le conseiller municipal en charge de la communication se contentait de hausser les épaules, ne sachant comment empêcher les amplis de couiner et de crisser en tous sens. Cette fois-ci, sa voix résonnait de telle façon qu’il admirait ses propres harmoniques et les échos que lui renvoyaient les quelques maisons avoisinantes. Il avait reconnu la journaliste de Ouest-France qui le photographiait sous son meilleur jour. Il y avait aussi une caméra estampillée France 3, portée à l’épaule par un cadreur accompagné d’une journaliste qui notait ses paroles sur un calepin. Son ego n’en demandait pas plus pour enfler et sourire à cette matinée printanière.

D’ailleurs, s’écartant de ses notes dactylographiées par la DGS (Directrice Générale des Services) de la mairie, il commentait avec délectation les faveurs d’un soleil qui ne s’était pas trompé de bord : la dernière réunion du « Bon sens pour Pénestin », l’opposition la plus résolue, ne s’était-elle pas déroulée sous des trombes d’eau ? Mais son premier adjoint s’était approché, soucieux, et posait la main sur son bras. La caméra de France 3, l’appareil photo de Ouest-France, s’étaient retournés vers la foule. Il s’interrompit au milieu d’une phrase, indécis, embarrassé, ne comprenant pas ce qu’il se passait. 

Et c’est alors qu’il entendit la rumeur, la clameur, le moteur joyeux de ceux qui lui faisaient face. La rumeur en effet, car chacun des membres de cette foule paraissait silencieux, mais fredonnait en choeur avec tous les autres, la bouche fermée : M–M, m-m-M, m-m-M, m-m-M… La foule entière clamait avec une force insoupçonnée, les dents serrées, un chant, un hymne dont il reconnut la mélodie : le chant des partisans ! Le même qui, parfois sifflé, ou bien fredonné comme aujourd’hui, servait de signe de ralliement entre les résistants pendant la guerre. Ecrit en 1941 par Joseph Kessel, à Londres. Le maire ne savait pas tout cela, mais il comprit parfaitement qu’il s’agissait d’un symbole de résistance. De résistance contre lui ! Il devina aussi sans peine le motif de ce mot d’ordre : « Résistance ! », face à tous les abus sexuels et les abus de pouvoir en général, face à toutes les formes de harcèlement, face aux mensonges.

D’ailleurs, à une dizaine de mètres devant lui, il aperçut sa victime, plaignante à nouveau face à lui qu’il faudrait recommencer à qualifier de « présumé innocent » pour s’éviter des heures d’interrogatoire à la gendarmerie de Vannes suite à une plainte en diffamation, face à des fonctionnaires qui n’en pensent pas moins. La plaignante était rayonnante, l’octosyllabe y met aussi du sien en nous gratifiant d’une rime interne. Elle semblait distribuer des tracts… Oui, c’était cela, des tracts. Le maire fit signe à son premier adjoint et lui glissa dans l’oreille la consigne d’appeler la gendarmerie. Comme l’année précédente, plusieurs véhicules stationnaient à quelques centaines de mètres de là, ce qui n’est tout de même pas banal dans une commune de 2000 habitants. Même dans les pires moments des conflits à propos des campeurs-caravaniers ou des Hauts de Vilaine, on n’avait pas vu cela. Le maire semblait craindre sa propre population, pourtant bien pacifique. A moins que ce ne fût l’inverse, qu’il espérât acquérir le statut de victime pour en tirer un bénéfice politique face à ses opposants.

Il perçut dans la foule qui lui faisait face et qui continuait à fredonner un autre foyer d’agitation. C’était Madame Baudrais, la veuve de l’ancien maire, qui élevait la voix et fixait son regard dans sa direction : « Vous n’êtes pas digne d’être appelé ‘Monsieur le Maire’. Mon mari a terriblement regretté de vous avoir choisi pour lui succéder. »

La clameur continuait à monter, comme si la foule grondait. Le maire pâlit. Il était inquiet. Combien de minutes encore avant que la gendarmerie intervienne ? Le cadreur et la journaliste de France 3 s’étaient rapprochés de Madame Baudrais et l’interviewaient. La journaliste de Ouest-France faisait de même avec la plaignante. Soudain, un petit groupe en T-shirts blancs frappés de l’emblème féminin se détacha de la foule qui l’entourait. Une autre mélodie, des paroles distinctes :

« Nous qui sommes sans passé, les femmes
Nous qui n’avons pas d’histoire
Depuis la nuit des temps, les femmes
Nous sommes le continent noir

Debout femmes esclaves
Et brisons nos entraves
Debout, debout, debout »

Les gendarmes descendent de leurs véhicules. Ils tentent de se diriger vers ce groupe de femmes au milieu de la foule. Les visages de ceux qui se trouvent là sont tous souriants, mais aucun d’entre eux ne fait mine de s’écarter pour leur céder le passage. Ces visages sont fiers. Tous fredonnent à nouveau un air que les gendarmes reconnaissent eux aussi. La caméra de France 3 les filme. Quelques portables font de même. Le maire s’impatiente. Son micro resté allumé a commencé à émettre un sifflement désagréable qui tranche avec le choeur de la foule, vibrant doucement mais avec fermeté, par la seule force du nombre. Il interroge son adjoint, ennuyé, qui hausse les épaules en signe d’impuissance. Comme le préposé au micro le jour du 11 novembre. 

Le groupe de femmes reprend avec une force accrue la mélodie et les mots de « l’hymne des femmes » :

« Asservies, humiliées, les femmes
Achetées, vendues, violées
Dans toutes les maisons, les femmes
Hors du monde reléguées

Debout femmes esclaves »

Puis elles se taisent. Le silence s’étend de proche en proche. Il se répand et irradie comme une flamme, plus fort qu’une flamme. Les regards se figent. La foule immobile se tait. Les mots sont devenus inutiles. Les vagues, seules, derrière le club nautique que l’on n’ose plus nommer « Claude Chesneau », fredonnent leur message millénaire : Πάντα ῥεῖ. Toute chose passe.

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