Anecdote de plage

Moi aussi, il faut que je m’habitue. Des infos me tendent les bras. Elles appellent sur mon passage : « Journaliste ! », comme ailleurs on crie « Brancardier ! », ou « Garçon, une mousse ! » Des arbres coupés par un malotrus au Palandrin. Le sentier côtier du Maresclé rouvert aux randonneurs. Un film d’Agnès Varda au ciné-club ce lundi. « Tu ne veux pas nous faire un petit article ? » Oui, le journalisme, c’est un peu ça. Un service. Certains y laissent leur vie, volatilisés sur une avenue de Kiev ou de Marioupol. D’autres simplement leur santé. 

J’ai quelques idées sur ce que sera le nouvel avatar de ce blog. Mais je ne voudrais pas me précipiter. Alors, en attendant, voici un petit texte du type « anecdote », une autre façon de parler des détails de la vie quotidienne, sans prétentions. Il est aussi une incitation à ce que vous m’envoyiez vous aussi vos propres anecdotes pour être publiées ici, sur penestin-infos.

* * * * * 

Il fait beau et chaud. On est samedi. C’est la première fois cette année que les humains reprennent possession de la plage, repoussant d’autres espèces, insectes divers, oiseaux, qui avaient cru naïvement que le lieu leur appartenait. Les humains ont de la plage une vision beaucoup plus simpliste que les puces de sable, par exemple, qui parleraient pour leur part, si elles en avaient la capacité, plutôt d’estran que de plage. Pour elles, c’est un lieu où elles cherchent leur nourriture, évitent les prédateurs, creusent des abris. C’est aussi un terrain de jeux, surtout celui qu’elles affectionnent le plus : le saut, quand le sable bien chaud et sec leur cuit les mandibules. Avec deux catégories, longueur et hauteur, parfois panachées. 

Pour les humains au contraire, la plage signifie soleil, sable, mer et pas grand chose d’autre. De molles activités sont associées à ces trois dimensions : bronzette pour le soleil, râler contre le sable qui s’immisce dans les vêtements ou les plis de la peau, barboter de temps en temps dans l’eau ou râler parce qu’elle est trop froide. Ils finissent par s’endormir, souvent. Il y a aussi quelques activités faisant usage des yeux, dont l’efficacité est il est vrai diminuée par la force du soleil et de ses reflets : surveiller les enfants, faire semblant de lire, mater des personnes du sexe opposé ou du même, selon son inclination. Dans d’autres pays, le spectre d’activités est plus large. On apporte de la musique, des boissons, on grignote des pistaches, ou carrément on pique-nique, parfois on danse. Nous sommes un pays tempéré dans tous les sens du terme. Sous-entendu, on s’emmerde souvent un peu, mais on y reste quand même pendant des heures.

Je traverse assez lentement cette plage pour me rendre chez des amis qui résident de l’autre côté. J’observe au passage ces usages renaissants après les mois d’hiver. J’évite un chien qui gronde en me voyant. Je regarde le ciel, la mer, les vaguelettes qui s’échouent sur le sable. Au loin, quelques bernaches encore présentes. Hier, elles étaient réunies en plusieurs cercles pour discuter de leur départ imminent vers la Sibérie. Bientôt, les hirondelles de rivage arriveront d’Afrique. On se croirait dans un aéroport international ! « Dernier appel : les passagères Alphonsine, Rolande et Margot à destination de Vrontsovo sont priées de se présenter porte numéro 128, embarquement immédiat. Last call. Passengers Alphonsine… » Je croyais que les vols vers la Russie étaient annulés. Quelques aboiements étouffés. Oui, je dis ça, il paraît que les bernaches aboient. Ce n’est pas tout à fait faux, mais il y a tellement de sortes d’aboiements différents… Un jour, j’en ai entendu très distinctement qui criaient mon nom : « Rar ! Rar ! » Le premier « r » un peu rauque, mais très reconnaissable. 

Quelqu’un, au loin, me regarde approcher à travers ce qui ressemble à une longue-vue. Deux silhouettes féminines sur lesquelles ma propre vision ne parvient pas bien à accommoder. La silhouette de droite s’agite, je commence à distinguer sa voix : « Je le connais, lui ! » Pour ma part, je crois reconnaître Laurence et Rose. Pas sûr. Je vais dans leur direction. Laurence ou pas, je l’ignore encore, est seins nus. La silhouette de gauche ne semble pas correspondre à Rose. Arrivé devant elles, je les salue et elles font de même. Croyez-moi si vous voulez, j’hésite encore. Les cerveaux humains produisent des sortes d’effets de rémanence. Le mien avait construit l’image de Laurence, et même si les signaux véhiculés par mes nerfs optiques ne cadrent pas tout à fait avec cette image, il met du temps à la déconstruire. La taille, le gris cendré des cheveux courts, la corpulence : tout cela semble pourtant correspondre. Mais quelque chose cloche : les seins ? Je ne peux pas dire. Je réfléchis : je n’ai pas le souvenir d’avoir déjà vu les seins de Laurence. Ma réflexion dure encore quelques secondes. En se dédoublant : si je n’ai pas affaire à Laurence et Rose, suis-je vraiment le bienvenu ? Nous ne nous sommes peut-être jamais parlé, jamais rencontrés, qui sait ? Pseudo-Laurence semble hésiter à son tour, se demander si elle n’aurait pas dû rester plus discrète. Peut-être Pseudo-Rose lui a-t-elle glissé discrètement : « Tu te calmes un peu ! »

Pendant que mon cerveau d’humain cogite, je ne cherche pas trop à savoir comment mes yeux occupent leur temps libre. Je me suis vu une fois filmé en vidéo sur whatsapp : typiquement, je regardais en haut à droite en cherchant un mot allemand qui m’échappait. Quand Pseudo-Rose, qui était restée allongée, se soulève enfin, mes deux sujets de réflexion arrivent simultanément à leur terme, et avec eux prennent fin aussi, il me semble, mon silence, et la fixité de mon regard : Catherine ! 

Mon cerveau d’humain effectue les dernières déductions : Pseudo-Laurence n’est pas Laurence ; et je ne suis pas tellement bienvenu, du moins pour Catherine, qui m’a envoyé dernièrement un mail assez peu aimable à propos d’une affaire un peu étrange d’ego maltraité. 68 ans d’apprentissage continu des bonnes manières permettent à ma bouche de prononcer des paroles de circonstances et d’engager une « conversation de plage ». Néanmoins, durant cet échange de propos plus ou moins banals comme la belle saison en suscite des dizaines chaque jour, à peine perturbés par les chatouillements des puces des sables qui cherchent à regagner le terrain qu’elles ont concédé, un fait attire mon attention : Pseudo-Laurence (Ça y est, j’ai retrouvé, elle s’appelle Simone !) recouvre ses seins d’un haut assorti à son slip de bain. Une pensée horrible et désespérée me saisit : qu’ai-je fait de mes yeux tout à l’heure alors que je réfléchissais pendant un temps qui m’a paru long aux deux questions que la situation avait soulevées dans mon esprit ? La place en haut à droite était occupée par le soleil, me semble-t-il. 

Bigre ! Aurais-je passé ce temps, sans même m’en apercevoir, les yeux posés sur les seins de Pseudo-Laurence, Simone, provoquant chez elle une gêne qui la conduit maintenant à cacher l’objet apparent de mes attentions ? Et quand je dis « posés », ne serait-il pas plus juste de dire collés, accrochés, intrusivement cramponnés. Qui sait si mes yeux ne reproduisaient pas pendant ma réflexion l’extrême concentration de mon cerveau d’humain ? Ce dernier « insistait » pour résoudre le problème qui m’occupait, tandis que mon regard se faisait « insistant » lui aussi. Au point que Simone décidât de soustraire à ma vue la partie de son corps qui, selon l’interprétation qu’en donnerait immanquablement son propre cerveau d’humaine, avait éveillé ma concupiscence irraisonnée et incontrôlée. Je le crains d’autant plus que ma mémoire visuelle a conservé une représentation assez précise de ce sein, signe évident que mon regard, même sans mon aval, s’est attardé un certain temps sur lui. Simone, si tu lis cette « anecdote », pardonne-moi, dis-moi que tu me pardonnes ! De toute ma vie, je n’ai jamais cherché à filouter du regard, de façon aussi honteuse, un extrait d’anatomie. Personne n’a jamais pu dire de moi : « Putain, qu’est-ce qu’il est lourd ! » Il y a des règles dans notre société, des choses qui se font et d’autres qui ne se font pas.

C’est terrible. Que vais-je faire maintenant de ces longs mois qui nous séparent du prochain hiver ? Je vais vivre dans la crainte, désormais, que pareille scène se reproduise. Je chercherai à contrôler mon regard, à le détourner de toute attraction ambiguë. Cette tension se remarquera, nécessairement. Elle donnera à mes yeux une expression sans spontanéité, plus ou moins fourbe, hypocrite. Ajoutez à cela que j’habite tout près de la plage. Toutes ces conversations à venir avec des personnes semi-dénudées tourneront au supplice. L’été s’annonce tragique.

Pire encore, voilà que ressurgissent les tourments depuis longtemps oubliés de mon adolescence, l’aporie du boutonneux ! Comment montrer à une fille de ma classe que je suis attiré par elle sans que cela se voie ? Lui manifester mon intérêt tout en jouant l’indifférence ? Comment faire pour la regarder sans la regarder ? Oui, je vous jure, ce sont les pensées que je ressassais à mes 15 ou 16 ans. J’aurais préféré ne pas les voir réapparaître. Bien sûr, je ne leur ai jamais trouvé de réponse. Elles ont juste arrêté un jour de se poser. Finalement, on n’apprend pas grand-chose en 50 ans… Enfin, si, quand même. Beaucoup et pas beaucoup à la fois. Je vais arrêter là, je crois.

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