De Boris Vian, on connaît Le Déserteur, Fais-moi mal Johnny… et bien sûr L’Écume des jours, ce roman à la fois tendre, absurde et tragique où un nénuphar pousse dans les poumons d’une jeune fille, à mesure que sa maison rétrécit. Une métaphore qui fait encore frissonner, malgré les années.
Ingénieur de Centrale, Vian travaille à la normalisation des goulots de bouteilles à l’AFNOR (!), tout en menant une vie nocturne de jazzman (il est trompettiste) et d’écrivain. Il revendique hautement une « histoire entièrement vraie puisque je l’ai imaginée d’un bout à l’autre ». Moins connues, ses Chroniques du menteur paraissent à la même période dans Les Temps Modernes (1946-48), la revue créée en 1945 par Sartre et Simone de Beauvoir. Ce sont de fausses critiques de films ou de livres qui ridiculisent toute prétention à la vérité. En se disant « menteur », Vian prolonge le paradoxe antique du même nom : « Un homme dit qu’il ment. Ce qu’il dit est-il vrai ou faux ? »
1 – Y a-t-il un ou plusieurs Vian ?
Vian grandit dans une maison pleine de musique et de jeux de mots, où l’on invente en famille des calembours et des bouts-rimés. Réformé pour une maladie cardiaque, il devient, pendant la guerre, une figure du Quartier latin. Il fréquente les Zazous, des jeunes gens « très très swing » dont la veste tombe jusqu’aux mollets, que les Miliciens poursuivent parfois avec des ciseaux pour leur couper les cheveux, mais que les Allemands jugent inoffensifs… Et il écrit pour ses amis Vercoquin et le plancton, une satire déjantée de la vie de bureau.
Avec L’Écume des jours (1946), la tonalité change : sa fantaisie se fait grave, hantée par la maladie de sa femme Michelle. L’œuvre entière de Vian (mort à 39 ans) oscillera dès lors entre légèreté et noirceur.
2 – Comment Sartre et Beauvoir ont-ils pu l’apprécier ?
Le manuscrit de Vercoquin circule comme un canular de Queneau à Beauvoir, puis à Gallimard lui-même. Présentée à Vian, Beauvoir reste sceptique : « je trouvais qu’il s’écoutait trop », écrit-elle. Mais une tarte-partie mémorable les rapproche. Sartre, de retour des États-Unis, tombe sous le charme : ils partagent le goût du jazz et des écrivains américains.
Après la guerre, Sartre et Beauvoir défendent un engagement total de l’intellectuel. Écrire, dit Sartre, c’est « dévoiler la réalité » pour pouvoir la changer. (L’idée de lever le voile, de dé-voiler, est au cœur de sa conception de la vérité — a-letheia en grec) Mais Les Temps Modernes ont pris un tour austère. Vian y introduit un salutaire contrepoint : ses Chroniques du menteur, par leur humour et leur fausse légèreté, ridiculisent les postures de vérité. En clamant qu’il ment dans une revue qui vise la vérité, il se moque des dogmes et révèle parfois ce qu’ils dissimulent. Sartre, malgré les critiques, le soutient.
3 – Que nous dit Vian sur l’après-guerre en France ?
L’après-guerre est un moment de fracture. Gallimard est inquiété par l’Épuration. Sartre soutient l’exécution de l’écrivain collaborateur Brasillach. Il sera lui-même mis en cause par Jankélévitch, qui lui reproche ses dérives « mondaines ». En 1946, Raymond Aron quitte Les Temps Modernes, estimant qu’il pencherait pour les États-Unis si un conflit éclatait. Sartre, lui, affirme soutenir « la mort dans l’âme » l’URSS. L’homme libre, l’homme « condamné à la liberté » qu’il décrivait, cède peu à peu aux arrangements, d’une part, et à l’esprit de système, d’autre part.
Vian, lui, reste à distance. Inclassable, ni de droite ni de gauche, il s’attaque plutôt à la bêtise, au conformisme, à l’absurdité de « perdre sa vie à la gagner ». Et surtout à la guerre. Physicien de formation, il lit tout sur Hiroshima. Sa nouvelle Les Fourmis, parue aussi dans Les Temps Modernes, met en scène un charnier surréaliste sur une plage de débarquement. Le Déserteur, chanté plus tard par Mouloudji, devient un hymne antimilitariste, aussi naïf que radical.
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Aujourd’hui, certains enseignants peinent à faire passer L’Écume des jours auprès de leurs élèves. Pourtant, lire Vian, c’est aussi entrer dans les vertiges de notre temps : comment penser sans dogme ? Comment se battre sans haine ? Comment résister au mensonge, sans prétendre détenir la vérité ?
Jean Birnbaum, dans Le Courage de la nuance (2021), rappelait la figure de Georges Bernanos, rejeté par la droite pour avoir dénoncé Franco, ou celle de Raymond Aron, qui, en 1933, passait des soirées entières à dialoguer avec des étudiants nazis. Pour comprendre, avec un vrai sens de l’écoute.
Tiens, après L’Écume des jours, je crois que je vais lire L’Opium des intellectuels…
Bonjour
Ces chroniques prennent décidément une forme plus personnelle et moins locale à la fois.
Ça reste passionnant par le choix des sujets et les analyses offertes.
Avez vous pensé à organiser des cafés littéraires ou des (petites) universités de philo façon Michel Onfray-de-Pénestin ?
Quelle bonne idée ! Frédéric Fouque a eu la même et a organisé un atelier philo cette année qui a réuni une douzaine de personnes pour 8 ou 9 séances : histoire de la philo prolongée par une séance sur la tragédie grecque (Antigone, Oedipe) et une autre sur le théâtre baroque et classique (Hamlet, Le Cid). Frédéric reprendra en octobre prochain avec une première séance sur « 1984 » de George Orwell. Vous trouverez ses coordonnées dans mon article du 8 janvier qui annonçait la tenue de cet atelier.