Jaurès : « La fierté unie à la tendresse »

Si vous avez des enfants scolarisés, ils vous solliciteront sans doute aujourd’hui en rentrant de l’école. Ils auront respecté une minute de silence à 11 h en hommage à Samuel Paty, puis entendu la lecture d’un extrait de la lettre de Jean Jaurès aux instituteurs et aux institutrices. Tout cela leur apparaîtra peut-être bien compliqué, ou au contraire trop simple… Et si vos enfants sont grands, mais que vos petits-enfants vous attribuent une certaine sagesse, il est temps de réviser !

De plus, ce n’est pas si souvent que l’on fait honneur aux instituteurs / trices, mal compris, mal considérés, mal rémunérés, comme l’ensemble des profs de la maternelle au supérieur.

Jean Jaurès est né en 1859. Il devient à 26 ans le plus jeune député de France. En 1892, il soutient avec Georges Clémenceau la grève des mineurs de Carmaux dans son département du Tarn. L’origine du conflit est le licenciement d’un dirigeant syndical en raison de ses absences dues à son statut de maire de la commune. Professeur à l’université de Toulouse et chroniqueur à La Dépêche, Jean Jaurès contribue à faire changer de position le gouvernement de Sadi Carnot, qui avait envoyé la troupe dans un premier temps. Ces événements le conduisent à adhérer au socialisme. Il deviendra l’un des dirigeants de la SFIO (Section Française de l’Internationale Ouvrière) fondée en 1905.

La grande figure du pacifisme en France

Il fut aussi l’un des plus actifs défenseurs du capitaine Dreyfus. En 1905, il participe à la rédaction de la loi de séparation des Églises et de l’État. Durant ses dernières années, il réalise le paradoxe d’être la grande figure du pacifisme en France tout en intervenant sur les questions de défense et de stratégie militaire. Le 31 juillet 1914, alors que la guerre est imminente, il est assassiné par un étudiant nationaliste. Sa mort facilitera de facto le ralliement de la gauche, encore hésitante, à l’« Union sacrée ».

Par un beau jour de janvier 1888, lorsqu’il adresse à La Dépêche une « Lettre aux instituteurs et aux institutrices », Jaurès a 28 ans. Proche de Jules Ferry, il est imprégné de l’esprit de la IIIe République qui voit dans l’école le fondement de la République. La lecture est le grand enjeu d’une époque qui est l’âge d’or de la presse à grand tirage. Celle-ci, avec ses récits de voyages et ses feuilletons, fait découvrir le monde à son public récemment alphabétisé. Une époque aussi où se développe l’administration qui réclame à chacun de savoir lire et écrire.

Savoir lire, « c’est la clef de tout. » « Avec sept ou huit livres choisis », l’écolier se fera une idée encore générale, mais haute de l’espèce humaine et percevra l’œuvre des siècles dans les « prodigieuses » transformations de « l’homme primitif » à « l’homme d’aujourd’hui ». Il mesurera « l’effort inouï de la pensée humaine ». Une première valeur transparaît ici : la civilisation. Et une méthode : l’autonomie. Le maître ne fait qu’aider, guider l’écolier dans « ce premier travail de l’esprit » qui passe par la lecture. « Il n’est pas nécessaire qu’il dise beaucoup, qu’il fasse de longues leçons. »

« Qu’importent quelques fautes d’orthographe de plus ou de moins ? »

Pas nécessaire non plus qu’il s’attache aux détails : « Qu’importent vraiment (…) quelques fautes d’orthographe de plus ou de moins (…) ? Ce sont des vétilles dont vos programmes, qui manquent absolument de proportion, font l’essentiel. (…) Quel système déplorable nous avons en France avec ces examens à tous les degrés qui suppriment l’initiative du maître et aussi la bonne foi de l’enseignement, en sacrifiant la réalité à l’apparence ! »

Une autre valeur fondamentale, le patriotisme des débuts, sous une forme rafraichissante : les enfants doivent connaître la France, sous-entendu c’est la condition pour l’aimer. Sa géographie représente son corps. Son histoire représente son âme. Les écoliers doivent aussi apprendre ce qu’est une démocratie, avec ses droits et ses devoirs. Ils en deviendront « citoyens », attachés aux « idées de travail, d’égalité, de justice, de dignité humaine qui sont la démocratie elle-même ».

Plus largement, ils deviendront « hommes », et l’on comprend pourquoi Jaurès choisit d’intituler L’Humanité le journal qu’il fonde en 1904 et auquel collaborent Anatole France ou Jules Renard. « Ils seront hommes, et il faut qu’ils aient une idée de l’homme, il faut qu’il sachent quelle est la racine de toutes nos misères : l’égoïsme aux formes multiples ; quel est le principe de notre grandeur : la fierté unie à la tendresse. Il faut qu’ils puissent se représenter à grands traits l’espèce humaine domptant peu à peu les brutalités de la nature et les brutalités de l’instinct (…) »

« le sentiment de l’infini »

Enfin, Jaurès évoque « le sentiment de l’infini » dans des termes proches de ceux de la religion. « Il faut leur montrer la grandeur de la pensée ; il faut leur enseigner le respect et le culte de l’âme en éveillant en eux le sentiment de l’infini qui est notre joie, et aussi notre force, car c’est par lui que nous triompherons du mal, de l’obscurité et de la mort. »

Est-ce la proximité de Victor Hugo, mort à peine 3 ans plus tôt ? Jaurès, quoique laïc, distingue l’esprit et l’âme, mais un peu comme chez les déistes de la Révolution française, c’est dans la nature qu’il puise la joie et la force de combattre le mal, l’obscurité et la mort. Plus précisément, c’est l’univers qui irrigue la réflexion des laïcs en cette fin du 19e siècle. Les maîtres doivent regarder le ciel et se pénétrer du « mouvement des astres ». Ils seront « éclairés intérieurement » par leur méditation sur l’esprit humain qui, d’abord trompé par les sens en croyant que le ciel était une voûte solide et basse, « a deviné l’infini de l’espace et a suivi dans cet infini la route précise des planètes et des soleils ».

Il en tire même un conseil pratique encore d’actualité : face à « la fatigue écrasante de l’école », il suffit au professeur d’une demi-heure par jour consacrée à la lecture solitaire et à la méditation « pour maintenir la pensée à sa hauteur et pour ne pas verser dans l’ornière du métier », pour être « pénétré de ce qu’il enseigne », plutôt que de répéter des formules toutes faites.

Pourquoi gommer la part d’ombre face à laquelle le positif s’affirme ?

Beaucoup de citations reprises ici sont absentes de la version abrégée de la Lettre destinée à être lue dans les écoles aujourd’hui : elles se trouvent dans le texte original complet que vous trouverez plus bas dans le fac-simile du journal. Pourquoi les coupes faites l’Éducation nationale dans ce texte lui enlèvent-elles à ce point sa clarté ? On comprend qu’elle ne veuille pas s’étendre sur les critiques toujours d’actualité de Jaurès à propos de la place exagérée accordée à l’orthographe et au système des examens. Mais pourquoi sur chaque sujet ne conserver que le positif et gommer la part d’ombre face à laquelle celui-ci s’affirme ?

Le contexte de la mort de Samuel Paty conduira certainement les enfants à poser des questions sur la violence, sur les « ennemis » de la démocratie, et les réponses à apporter sont peut-être plus nuancées que la rhétorique guerrière que l’on entend beaucoup actuellement. Considère-t-on qu’ils ne sont pas prêts à entendre les mots « égoïsme », « brutalité », et même « obscurantisme », eux dont les références se forgent dans les contes de fées, qui n’ont pas ces pruderies, et dans les programmes télévisés où pullulent armes à feu et violences en tous genres ? Ce sera peut-être aux parents ou aux grands-parents de compléter ce que les professeurs auront dit dans la journée.

Lettre aux instituteurs et aux institutrices (1888)  (version abrégée)

«Vous tenez en vos mains l’intelligence et l’âme des enfants ; vous êtes responsables de la patrie. Les enfants qui vous sont confiés sont français et doivent connaître la France, sa géographie et son histoire : son corps et son âme. Ils seront citoyens et ils doivent savoir ce qu’est une démocratie libre, quels droits leur confèrent, quels devoirs leur impose la souveraineté de la nation. Enfin ils seront hommes, et il faut qu’ils sachent quel est le principe de notre grandeur : la fierté unie à la tendresse. Il faut qu’ils puissent se représenter à grands traits l’espèce humaine et qu’ils démêlent les éléments principaux de cette œuvre extraordinaire qui s’appelle la civilisation. Il faut leur montrer la grandeur de la pensée ; il faut leur enseigner le respect et le culte de l’âme en éveillant en eux le sentiment de l’infini qui est notre joie, et aussi notre force.

Il faut que le maître lui-même soit tout pénétré de ce qu’il enseigne. Il faut qu’il se soit émerveillé tout bas de l’esprit humain. Alors, et alors seulement, lorsque par la lecture solitaire et la méditation, il sera tout plein d’une grande idée et tout éclairé intérieurement, il communiquera sans peine aux enfants la lumière et l’émotion de son esprit. Ah! Vous serez plus que payés de votre peine, car vous sentirez la vie de l’intelligence s’éveiller autour de vous.

Les enfants ont une curiosité illimitée, et vous pouvez tout doucement les mener au bout du monde. Lorsque vous leur aurez parlé des grandes choses qui intéressent la pensée et la conscience humaine, vous aurez fait sans peine en quelques années œuvre complète d’éducateurs. Dans chaque intelligence il y aura un sommet, et, ce jour-là, bien des choses changeront».

Lettre aux instituteurs et aux institutrices (version complète)

3 commentaires sur “Jaurès : « La fierté unie à la tendresse »”

  1. Dans le journal “Libération” d’aujourd’hui, on apprend qu’une autre version abrégée a été envoyée aux écoles par certains rectorats, version dans laquelle le mot “fierté” a été remplacé par “fermeté”… Et c’est cette version-là qui a été lue lors de l’hommage à Samuel Paty à la Sorbonne, par Emmanuel Macron !

    1. J’ai entendu ce matin sur France Inter le ministre Jean-Michel Blanquer dire que le remplacement de “fierté” par “fermeté” se trouvait sur un document d’un rectorat datant de plusieurs années et qui n’engageait pas le ministère.

      Pour le reste, ce sont soit des paragraphes, soit des morceaux de phrases qui sont supprimés, le plus souvent ceux concernant le “négatif” (égoïsme, brutalité, mal…) ou ceux dont le caractère concret permet de mieux comprendre les raisonnements du texte. Je n’ai pas encore lu l’article de Libération, mais je trouve effectivement que c’est gonflé de faire ces modifications de façon aussi péremptoire, sans aucun avertissement, de la part d’un ministère qui se montre aussi exigeant sur le respect des critères de forme (d’apparence ?) face aux jeunes qui préparent les concours du CAPES ou de l’agrégation.

      C’est dommage qu’une telle polémique (M. Blanquer se défend avec des mots très durs et parle de théorie du complot…) vienne entacher un moment aussi important.

      Pour ma part, je voulais au départ simplement écrire un article à propos de la Lettre de Jean Jaurès et j’ai ajouté deux paragraphes surtout explicatifs lorsque j’ai constaté ces modifications qu’il n’est pas possible, à mon sens, de passer sous silence.

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