Je ne sais pas pour vous, mais j’ai un livre préféré, que je pourrais relire encore et encore sans me lasser. Le titre est « Mephisto valse », l’auteur Ollivier Pourriol. Le livre est paru en 1997. Il est méconnu, épuisé depuis de longues années, personne ne se soucie de le rééditer.
Ollivier Pourriol est né en 1971. Il a été prof de philo, scénariste, écrivain, chroniqueur pendant une année au Grand Journal de Canal +, expérience dont il a tiré un livre, « On/Off », qui se contente de rapporter sans aucun commentaire les propos les plus édifiants de l’équipe qui entourait à l’époque (2011-12) Michel Denisot. Ceux qui pratiquent le journalisme savent qu’il n’est pas de dénonciation plus radicale que celle qui, comme on dit, se passe de commentaires.
En 2008, il avait publié « Cinéphilo. Les plus belles questions de la philosophie sur grand écran », qui prolongeait l’expérience de 10 ans de conférences de « Ciné-philosophie » au cinéma MK2 à Paris, et qui traitait de Descartes à travers Matrix, ou de Spinoza par le biais des X-Men. Trois ans après, c’était « Vertiges du désir. Comprendre le désir par le cinéma ». Un seul autre philosophe à ma connaissance a mené une expérience similaire, il s’agit de l’un des plus grands de notre époque, le Slovène Slavoj Zizek avec « Jacques Lacan à Hollywood, et ailleurs »… Mais si vous cherchez un cadeau de Noël pour votre neveu qui passe le bac cette année, pensez aussi au passionnant « rock’n philo » de Francis Métivier aux éditions Bréal (Zizek est brillant, mais difficile à lire, Pourriol brillant aussi à sa façon et très abordable, Métivier no problem : c’était la minute infos pratiques…)
Avec ses deux l et ses deux r
Ollivier Pourriol, avec ses deux l et ses deux r, est un surdoué. Un surdoué précoce en plus, à me faire crever de jalousie. A 17 ans, sa composition française qui lui valut le premier prix du concours général en 1988 fut publiée dans son intégralité dans Le Monde, sous le titre « La poésie, silence et frontières. » Il y écrivait, tutoyant la poésie : « Je sais, Cocteau disait qu’il était aussi difficile à un poète de parler poésie qu’à une plante de parler horticulture. Mais on m’interdit de te laisser dans le silence, il me faut te trahir… et te rester fidèle. » C’est tout lui ! Après cette trouvaille inédite qui conteste élégamment le sujet à traiter (« on m’interdit… »), il bondit une deuxième fois, de l’âne au preux chevalier cette fois-là.
Mephisto Valse est son premier roman. Pour les amateurs de musique, ce titre renvoie d’abord à une pièce pour piano de Franz Liszt, inspirée du Faust de Goethe qui voit, dans son livre II je crois me souvenir, Faust et Méphistophélès se rendre de concert à la Nuit des Sorcières. Le thème de Méphistophélès y est délicieusement sulfureux, avec une mesure à trois temps qui boite comme le pied bot du diable, et des dissonances encore suaves dont le potentiel ravageur est juste esquissé.
Le roman se passe à Varsovie, durant le concours Chopin qui a lieu tous les 4 ans. Le narrateur est un jeune pianiste qui y participe sans enthousiasme excessif, coaché par Ostreich, le président du jury en personne, personnage flamboyant, séducteur, manipulateur et alcoolique. Il tombe amoureux de trois femmes presque simultanément, sortes de poupées russes aux vies multiples et mystérieuses. Un autre élève d’Ostreich, favori du concours, prépare son suicide musical en répétant Mephisto Valse, de Liszt évidemment, qu’il interprétera brillamment au concours Chopin, sacrifiant ainsi toutes ses chances de réussite. Les scènes se passent dans les rues de Varsovie où le personnage se fera agresser par des punks, et dans le théâtre où se succèdent les auditions et où erre Zakhor, ex pianiste dont les mains ont été coupées dans les camps nazis. Le jeune Français se trouve pris dans un affrontement séculaire entre ces deux immenses cultures que sont la russe et l’allemande. P. 31 : « C’est très allemand, non, cette façon de se laisser déborder par le sentiment ? – Non, ça n’a rien à voir. N’importe qui peut se laisser déborder par le sentiment. Il y a deux façons de le faire. À l’allemande, ou à la russe. – Quelle est la différence ? – Les Allemands romantisent, les Russes, comment vous dire ? Les Russes affrontent. » Quant à la Pologne, parente pauvre, elle semble ne pouvoir s’affirmer que par un antisémitisme caricatural, obsédant.
M’attacher aux phrases de l’auteur
Mephisto valse est en partie construit comme un polar, avec un assassinat, de nombreux mystères, des indices, des rebondissements, des sauts… Analyser cette construction serait une bonne façon de questionner le style du surdoué Pourriol, mais je ne le ferai pas. D’abord parce que personne ne me le demande, ensuite parce que ce serait long et difficile à suivre pour qui n’a pas lu le livre.
Je préfère rester sur ma première idée qui était de m’attacher aux phrases de l’auteur. Voici la première page, dont je ne me lasse pas :
« Je suis pianiste. Je ne devrais pas écrire, et j’ai conscience de ne pas donner ici la pleine mesure de mes doigts, mais j’ai des aveux à faire. Jouer ne me soulage plus. Je dois parler. Je dois raconter comment j’ai tué un homme.
Ce n’était pas vraiment un homme. C’était un pianiste. Le mieux serait peut-être de reprendre les choses dans l’ordre. Pardonnez tout de ce récit, je n’ai de style que quand j’interprète les autres. Seul, je ne vaux rien. On m’a conseillé de prendre un nègre. Mais j’ai déjà du mal à supporter ma présence. Allons. Voyons où tout a commencé. C’était la fin du mois d’octobre. »
Phrases courtes, à l’intersection du polar et de l’écriture journalistique. Très peu de subordonnées. Des coordinations. Une virgule avant le ‘et’ (certains disent que ce n’est pas correct, moi si…), un point avant le ‘Mais’. Françoise Giroud conseillait de n’utiliser qu’une seule subordonnée par phrase. Il y a une langue qui ne connaît pas la subordination et la remplace systématiquement par la coordination sans y perdre son latin, c’est l’arabe. Essayez ! Quand vous avez un « que » ou un « qui », regardez si un « et » ne ferait pas l’affaire !
Chaque phrase sait où elle va
P. 31, encore : « Tchaïkovski n’est pas mort du choléra. Il est mort d’épuisement : la musique le détruisait. C’était un écorché vif. » C’est clair, net, trois fois le verbe « être » (à éviter en principe, dit-on, mais…) Pas d’hésitations, pas de pathos. Chaque phrase sait où elle va sans réclamer un GPS.
Parfois, ce sont les dialogues qui justifient cette façon pour la phrase d’aller droit au but. P. 82 : « – C’est la mondialisation. Le progrès. – Qu’est-ce que ça veut dire ? Vous le savez ? Moi non plus. Plus le progrès avance, plus j’ai le sentiment de reculer. Notre ignorance grandit dans notre dos. Vous savez comment fonctionne une voiture, vous ? Un paysan du Moyen-Âge savait réparer sa charrette. » Si vous écrivez souvent, vous savez comme moi que l’on obtient ce genre de résultat en revenant à plusieurs reprises sur son premier jet, pour l’alléger, le densifier.
Comme pour ces deux phrases, p. 37, où, si vous regardez bien, pas un mot n’est en trop : « Mon premier émoi, je l’ai connu dans la chambre d’une petite fille, avec sa poupée Barbie que mon Ken avait sauvagement déshabillée pour découvrir le rien qu’elle avait à la place du sexe. C’était la première fois que je voyais manquer un trou. » Tout, depuis le départ, est orienté vers la fin, elle-même peaufinée pour mettre en valeur le paradoxe final du trou qui fait défaut, un trou de trou en quelque sorte, une absence d’absence. Vous saviez que Saint-Exupéry s’y est repris à une vingtaine de fois en tournant les mots dans tous les sens avant d’aboutir à cette évidence : « On ne voit bien qu’avec le cœur. L’essentiel est invisible pour les yeux » ? C’est si simple en apparence, n’est-ce pas ?
Proche quelquefois du nonsense anglais
Chez Pourriol, cette simplicité se teinte d’humour, de dérision cool, un peu dandy, proche quelquefois du nonsense anglais, mais en conservant une certaine structure “à la française”, hugolienne presque, qui met en opposition les contraires. Parfois, ce n’est qu’une formule qui fait mouche : p. 39, « le geste suspendu du pianiste sur le point de se jeter dans le vide ». Que les mots nous font parfois du bien, et qu’ils sont rassurants face aux monstres qui peuplent les silences, les attentes, les interstices ! Je ne suis pas clair ? Vous voyez qu’il est fort, Pourriol, puisque lui, on le comprend… Alors je prends le temps d’expliquer. Ce qui est terriblement angoissant, c’est ce laps de temps qui précède un changement d’état. Vous êtes silencieux : vous prenez la parole dans une réunion. Vous êtes au sec : vous plongez dans l’eau sombre. Vous bavardez avec une femme : le cœur battant, vous vous décidez à poser votre main sur la sienne. Ce sont les franchissements qui nous angoissent. Le moment de franchir. Après, une fois franchie la séparation, ça va mieux. Et les mots peuvent à la fois nous griffer de leurs aspérités et nous apaiser de leurs rondeurs.
Ils sont plusieurs surdoués parmi les écrivains français contemporains. Sylvain Tesson est impeccable de justesse, de rythme, de construction, mais il m’énerve un peu, parfois, avec ses verbes si évidents qu’il est le seul à employer. Comme « fuser » qui revient souvent sous sa plume. Il est un peu trop « bon élève », ce qui est un comble, je le reconnais, si l’on considère sa vie. Pourriol, lui, semblerait appartenir à la catégorie des « glandeurs », comme ces élèves des Grandes Écoles qui se cachent pour travailler et se veulent « intelligemment paresseux ». C’est d’ailleurs le sens de son dernier livre, intitulé « Facile », qui explique aux lycéens comment réussir sans trop se fatiguer. Je n’aime pas trop…
Et puis, il y a Sorj Chalandon, magistral. Une facilité sans doute due à la pratique du journalisme. « Sous la bousculade, le cercueil a chaviré. Il a glissé des épaules. Il est tombé sur l’herbe, devant la maison. Des centaines d’hommes se sont rués sur les policiers. J’ai couru avec eux, j’ai hurlé avec eux. Je poussais les dos à deux mains pour respirer. J’ai vu Tyrone à droite, tout devant, qui donnait des coups de pieds dans un bouclier de plexiglas. Il a été frappé au front. Il saignait. D’autres saignaient. J’ai reçu une pierre sur la tête. Je me suis mordu la langue. J’ai craché par terre. Je saignais aussi. » (« Mon traitre ») Vous avez remarqué ? Une seule subordonnée. Et par moment, soudain, une émotion plus marquée, des mots choisis : « ‘Bobby is Dead !’, répété en boucle, en pleurs, en voix de fumée et de bière. »
Chalandon va encore plus loin que Pourriol. Mais tous les deux n’ont rien à démontrer. Ils n’écrivent pas pour « faire littéraire » ou pour « faire romanesque ». Ils choisissent des mots et ils les assemblent. Et ils font partager le plaisir évident qu’ils prennent à faire cela, comme un enfant avec un seau et une pelle, le plaisir évident qu’ils prennent à écrire.
- Cet article est destiné à la deuxième partie du blog, orientée littérature, philo, théorie.
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