La plage offre en été son lot de spectacles. Je ne peux pas vous parler de ce qu’il s’y passe l’après-midi : je n’y vais que le matin, quand il fait moins chaud, quand la lumière est moins crue, quand la plage n’est pas encore envahie par des troupes de vacanciers décidés à profiter comme d’un bien de consommation de la triade soleil/mer/sable. Si l’un des trois s’avérait défaillant, ils seraient prêts à déposer une plainte en bonne et due forme.
Ils ignorent que la plage se réveille après leur départ, que les mouettes et les hirondelles reprennent leurs activités dès que le calme est revenu. Qu’elle vivait avant leur arrivée, avec le va-et-vient des tracteurs tirant les annexes des pêcheurs, avec les joggers, les promeneurs matinaux et leurs chiens : une heure où tout le monde se connaît et se parle.
Les vacanciers appréhendent la plage à la pire heure : ils se retrouvent d’ailleurs entre eux, tout comme le matin au supermarché et le soir dans les crêperies. C’est bizarre, cette propension à faire tout en même temps et à se retrouver « entre soi », ce qui signifie promiscuité, enfants qui pleurent, mélange de quelques plaisirs (« elle est bonne ! ») et de beaucoup de stress (« reste ici ou j’t’en fous une ! ») On pouvait croire que ce sont les habitants qui restent « entre soi ». Que nenni ! Les estivants transportent souvent (pas toujours heureusement !) leur prison et leurs oeillères avec eux.
Tout d’un coup, il jette son mégot dans la mer d’un geste sec
Ce matin, j’ai vu deux dames et un monsieur entrer dans l’eau avec de petits cris. Le monsieur fumait. Tout d’un coup, il jette son mégot dans la mer d’un geste sec. Je ne sais dire pourquoi cela m’a affecté à un tel point, un peu comme s’il l’avait jeté dans le sable d’un jardin d’enfants. J’y ai vu une forme de mépris pour la mer. J’ai eu aussi l’impression que pour « profiter » de la mer comme ils le font, point n’est besoin d’en être proche. Les dames avancent dans l’eau en se raidissant de crainte du froid. Elles sont sur la défensive. Le monsieur, après avoir jeté sa cigarette, a mis un masque sur ses yeux, a plongé dans l’eau verte, et est parti en crawlant. Il est offensif, il croit dompter la mer. Offensif ou défensif, c’est toujours une épreuve de forces, une forme de combat. Il est tellement agréable au contraire de se laisser caresser par les vagues, d’éprouver la douceur du sable humide sous la plante de ses pieds, de se laisser emplir par la fraicheur de l’eau du matin.
J’ai vu aussi une mouette tellement blanche qu’on aurait dit un albinos. Ses poils paraissaient ébouriffés. Elle marchait lentement sur le sable et ne parvenait pas à s’écarter vraiment les humains. Elle devait être malade ou affaiblie. Peut-être par la chaleur d’hier. Peut-être par la faim alors que les poissons se raréfient dans la baie. Peut-être rejetée par les autres mouettes qui peuvent être cruelles. Je l’ai suivie pendant 10 minutes. Je voulais empêcher que les enfants lui lancent des pierres. Je pensais qu’elle ne pouvait plus voler. Sa mort était prochaine. Finalement, elle a pris son vol face à la mer. Un vol lourd, au ras des vagues, qui l’a ramenée 50 mètres plus loin au milieu des enfants de la colonie. Elle s’est envolée à nouveau de la même façon et j’ai perdu sa trace.
Plus tôt ce matin, j’ai vu des pêcheurs apparemment plus adroits que mes copains qui disent qu’il n’y a plus de maquereaux. Eux, ils en prennent « en batterie », 3 ou 4 d’une seul coup. Et quand ils en ont trop, ils les donnent à leur chien. Il paraît qu’il adore ça.
Je m’occupe l’esprit à la plage pour ne pas penser au massacre qui a commencé à 800 mètres d’ici. Mais le tragique de la plage fait écho à celui de la friche. Là-bas, sous prétexte de sauver les batraciens, on transforme toutes les autres formes de vie en bouillie. Une allée mortifère de 5 mètres de large sur un kilomètre de long.
Qu’aurait écrit Camus ?
Que peuvent les mots ? Que saurait dire Camus s’il vivait ici et maintenant ? Camus journaliste qui dénonçait la misère en Kabylie dans Alger Républicain. Camus éditorialiste qui analysait les rapports de forces entre gaullistes et communistes à la Libération dans Combat. Camus romancier qui décrit, dans « L’Etranger », le soleil et la mer à la plage de Tipaza en Algérie comme des véhicules de malheur.
« J’ai pensé que je n’avais qu’un demi-tour à faire et ce serait fini. Mais toute une plage vibrante de soleil se pressait derrière moi. J’ai fait quelques pas vers la source. L’Arabe n’a pas bougé. Malgré tout, il était encore assez loin. Peut-être à cause des ombres sur son visage, il avait l’air de rire. J’ai attendu. La brûlure du soleil gagnait mes joues et j’ai senti des gouttes de sueur s’amasser dans mes sourcils. C’était le même soleil que le jour où j’avais enterré maman et, comme alors, le front surtout me faisait mal et toutes ses veines battaient ensemble sous la peau. À cause de cette brûlure que je ne pouvais plus supporter, j’ai fait un mouvement en avant. Je savais que c’était stupide, que je ne me débarrasserais pas du soleil en me déplaçant d’un pas. Mais j’ai fait un pas, un seul pas en avant. Et cette fois, sans se soulever, l’Arabe a tiré son couteau qu’il m’a présenté dans le soleil. La lumière a giclé sur l’acier et c’était comme une longue lame étincelante qui m’atteignait au front. Au même instant, la sueur amassée dans mes sourcils a coulé d’un coup sur les paupières et les a recouvertes d’un voile tiède et épais. Mes yeux étaient aveuglés derrière ce rideau de larmes et de sel. Je ne sentais plus que les cymbales du soleil sur mon front et, indistinctement, le glaive éclatant jailli du couteau toujours en face de moi. Cette épée brûlante rongeait mes cils et fouillait mes yeux douloureux. C’est alors que tout a vacillé. La mer a charrié un souffle épais et ardent. Il m’a semblé que le ciel s’ouvrait sur toute son étendue pour laisser pleuvoir du feu. Tout mon être s’est tendu et j’ai crispé ma main sur le revolver. La gâchette a cédé, j’ai touché le ventre poli de la crosse et c’est là, dans le bruit à la fois sec et assourdissant, que tout a commencé. J’ai secoué la sueur et le soleil. J’ai compris que j’avais détruit l’équilibre du jour, le silence exceptionnel d’une plage où j’avais été heureux. Alors, j’ai tiré encore quatre fois sur un corps inerte où les balles s’enfonçaient sans qu’il y parût. Et c’était comme quatre coups brefs que je frappais sur la porte du malheur. »
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Merci pour ce texte de Camus !