Mort du journaliste Jacques Duquesne à 93 ans : toute sa vie, il a pris des risques

[ Dans les propositions que j’ai faites pour l’avenir de ce blog, je crois que la partie qui me revient le plus, personnellement, est celle des dossiers et des documents. Vous pouvez, bien sûr, en ajouter vous aussi. J’ouvre ici un dossier Journalisme, car c’est un sujet sur lequel j’ai quelques compétences et qui se trouve concerner quasiment chacun d’entre nous.]

Si vous pensez que les journalistes reçoivent des consignes d’en haut et que leur métier consiste à nous manipuler, sachez que cela a existé, vers 1970. Le ministre de l’information, Alain Peyrefitte, téléphonait chaque jour à la chaîne unique de télé pour donner « les consignes ». Aujourd’hui, il arrive encore parfois qu’un homme ou une femme de pouvoir téléphone à une rédaction : en général, il ou elle se fait… envoyer paître. C’est la réalité : il faut le savoir.

Jacques Duquesne est mort le 5 juillet dernier

Même dans un passé lointain, il y avait des hommes et des femmes pour refuser de se plier aux règles. Jacques Duquesne, grand journaliste au Point, à L’Express, à La Croix, à Témoignage chrétien, à Ouest-France, auteur d’une soixantaine de livres, vient de mourir à 93 ans. 

En 1957, il couvre la guerre d’Algérie pour le journal La Croix. Des officiers, le général Massu en personne, lui expliquent la « nécessité » de la torture. Il est l’un des premiers à l’évoquer et à la dénoncer dans son journal. Conséquence immédiate : des centaines de lecteurs se plaignent à la rédaction, le journal La Croix est interdit en Algérie, Jacques Duquesne est condamné à mort par l’OAS. Plus tard, il déclarait simplement, dans un langage qui n’est plus de notre époque : « Il fallait le dire. Parce que l’essentiel était en jeu : l’âme de la France, les droits de la personne. »

Faire du journalisme, ce n’est pas seulement « prendre des précautions » en s’efforçant de respecter une objectivité et une impartialité inaccessibles. C’est avant tout dévoiler ce qui, sinon, demeurerait ignoré, insu. Faire du journalisme, ou assumer son simple rôle de citoyen, c’est « prendre des risques » : la vérité est affaire de courage. Le courage de dire des vérités en parfaite connaissance des conséquences que cela risque d’entraîner. 

Ces discussions, nous les avons eues en juin dernier à Pénestin. Il y était question de diffamation et de présomption d’innocence. La journaliste de Ouest-France, souvent présente à la fin des Conseils municipaux, a dit à un moment que si elle écrivait dans son journal ce que beaucoup d’habitants de Pénestin disaient déjà, celui-ci tomberait sous le coup de la diffamation. Ce que les gens disaient : la rumeur, donc, répondrez-vous. Certaines rumeurs sont des informations auxquelles il manque simplement une marque de respectabilité. D’autres, bien sûr, sont de tels amas de mensonges que c’en est à vomir.

Si Ouest-France n’avait pas dévoilé la plainte…

En tous cas, si Ouest France n’avait pas dévoilé fin avril dernier l’existence, que nous étions nombreux à connaître, d’une plainte contre le maire de Pénestin (présumé innocent) pour agression sexuelle et harcèlement, celle-ci serait restée une rumeur. Merci à eux d’avoir fait leur travail. Le débat dans notre commune aurait pâti de l’absence de cette information importante. On n’en serait pas arrivés à la conclusion que l’abus sexuel est un prolongement de l’abus de pouvoir, et que « certains se croient tout permis »

Certains jugeront que cela ne nous regarde pas. D’autres au contraire que cette discussion aide à comprendre les choses. Vrai ou faux, divagations, exagérations, attaques injustes ? Voilà en tous cas une question qui relève de l’adjointe en charge des violences faites au femmes, que j’ai déjà interrogée et dont j’attends la réponse.

Ensuite, il y a des limites, des bornes, que chacun se pose à lui-même. Le salarié d’un journal ne souhaite pas entraîner sa hiérarchie dans des procédures coûteuses, ou bien n’y est pas autorisé. Un journaliste indépendant ne peut assumer seul, financièrement, ces mêmes procédures. J’ai été le seul à mettre par écrit certaines hypothèses. C’était le point extrême au-delà duquel j’ai senti que je ne pouvais pas aller. L’interruption du blog en est finalement une conséquence : je ne m’en rends réellement compte qu’après-coup. On pourra m’accuser de manquer de courage.

« Et dérisoire »

Jacques Duquesne écrivait à propos de la célèbre bataille pour la poche de Dunkerque en 1940 (il avait dix ans), où la TSF glorifiait les réussites de l’armée française face aux Allemands alors qu’elle était en pleine déroute : « J’ai su très vite et très jeune que le mensonge est l’arme première – et dérisoire – des gens de pouvoir. » (« Histoires vraies, une vie de journaliste ») 

Je complèterai le dossier sur Jacques Duquesne lorsque je serai dans des conditions matérielles plus favorables, en vous proposant ses articles sur la torture parus dans La Croix en janvier 1958, et des extraits de l’ouvrage mentionné ci-dessus. 

La torture, nous ne pouvons plus l’ignorer, sera l’une des grandes questions des prochaines années. A l’exemple de l’Ukraine aujourd’hui, de l’Irak, de la Syrie, et de tant d’autres pays en guerre ou pas, nous n’avons qu’une probabilité limitée d’être épargnés par les désordres qui s’annoncent : catastrophes climatiques, conflits armés. Ceux qui ont subi la torture ont tous considéré que le suicide constituait leur unique échappatoire. Le suicide dont Camus disait, dans L’Homme révolté, que c’était la seule vraie question philosophique. Profitons de chaque matin qui s’offre à nous, et exigeons de ceux qui nous représentent qu’ils soient « à la hauteur ».

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