Dans cet article, Gérard Cornu revient sur un grand film iranien que nous avons été fiers de présenter le 29 avril dernier. Il nous montre que beaucoup de films ne se limitent pas à raconter une histoire. Ils développent une « pensée » qui déborde au-delà des portes de la salle de projection. Cette pensée, cette réflexion, parfois autour d’un « thème », interagit avec le patrimoine et l’histoire d’un peuple. Les mots et les images sont complices : quelques mots aident à mieux comprendre les images, de même que les images sont souvent aptes à remplacer un long discours.
Isabelle Letirand, présidente de Capciné
Fin avril, l’association Capciné (1) clôturait sa saison 2023-24 avec un film iranien de Asgar Farhadi sorti en 2009, « A propos d’Elly ». Le « pitch » : un groupe de jeunes gens modernes et bien intégrés socialement passe quelques jours sur les bords de la mer Caspienne. Leur séjour bascule dans le drame à la suite d’un mensonge presque insignifiant : afin de convaincre une propriétaire de leur louer une maison, l’une des jeunes femmes explique qu’il y a dans le groupe un couple qui effectue son voyage de noces. Mais ce mensonge inaugural suscite, de fil en aiguille, une série de nouveaux mensonges et de malentendus de plus en plus intriqués et dérangeants.
Le mensonge est le thème central de ce film. Un défaut supposé qui se révèle être, par ailleurs, un élément essentiel dans la culture quotidienne des Iraniens. Cela explique qu’un cinéaste comme Farhadi ait choisi de lui consacrer un grand film, mais demeure intriguant pour nous, ignorants que nous sommes des subtilités d’une culture vieille de 3000 ans.
Un peuple de rêveurs et de poètes
Un assez beau livre, « L’histoire de l’Iran et des Iraniens » de Jean-Paul Roux (2), prend le risque de consacrer 3 ou 4 pages à la « psychologie des Iraniens » : « un peuple de poètes », nous dit-il. « Il n’en est pas beaucoup sur la terre qui en aient produit tant et d’aussi belle qualité ». On récite volontiers des vers anciens dans les fêtes et les cérémonies et l’on érige aux poètes des mausolées plus imposants que ceux des rois et des princes. Un peuple de « rêveurs » également, passant de longues heures à fumer le narghileh et à boire du thé. Tout, y compris leur profonde religiosité et leur quête de l’invisible, les conduit à refuser la réalité. Ils lui préfèrent les jardins, les fleurs – les roses, surtout – et les fontaines.
Ils lui préfèrent aussi – nous y voilà ! – les mensonges… Des mensonges souvent élégants, destinés à faire plaisir, à ne pas froisser, à flatter l’amour-propre de son interlocuteur. Un autre auteur, Jean-Pierre Digard, anthropologue spécialiste du monde iranien, nous en fournit un exemple cocasse :
« – La route d’Ispahan, c’est bien celle-ci ?
– Oui, c’est bien celle-ci ; mais si vous prenez l’autre, c’est mieux ».
Cet auteur a saisi l’occasion du film « A propos d’Elly » pour approfondir l’analyse de ce « trait de caractère » des Iraniens. Il lui consacre un article intitulé « A propos d’‘A propos d’Elly’ » (3), où il esquisse une typologie des mensonges « à l’iranienne ». Il y a les mensonges de circonstance, simplement polis, mais qui peuvent vous enfoncer dans « un engrenage inextricable de contradictions ». L’organisation sociale y contribue, avec son sens chatouilleux de l’honneur ou les relations complexes au sein des familles. Dans son roman intitulé « Mémoires captives » (2009) (4), Azar Nafisi, une autrice iranienne réfugiée aux Etats-Unis, décrit par exemple ses tentatives d’en savoir plus sur le premier mariage de sa mère et le mur de mensonges et d’affabulations auquel elle se heurte.
« La franchise est assimilée à de la bêtise » !
Il y a aussi des mensonges « vitaux », dans un contexte de violence et de répression : « Pour sauver sa liberté, sa vie ou celles de ses proches, le mensonge est assimilé à de la résistance et à de l’héroïsme, et la franchise à de la bêtise, voire, dans certaines situations, à de la trahison. » Il faut dire que les Iraniens ont vécu de façon quasi ininterrompue depuis le Moyen-Âge sous des régimes autoritaires et dans « la peur d’une ‘justice’ expéditive, arbitraire et corrompue, prodiguantdes châtiments particulièrement cruels que seuls les plus riches avaient quelque espoir d’éviter ou d’atténuer contre bakhshish. » Voltaire n’aurait pas dit mieux, au 18e siècle, lorsqu’il dénonçait le traitement barbare réservé aux protagonistes de l’Affaire Callas.
Enfin, l’Islam chiite est la religion de 90 % de la population iranienne. Contrairement au Sunnisme, il donne lieu à des manifestations spectaculaires lors d’un deuil ou de certaines cérémonies où la douleur s’exprime par des larmes et « de bruyantes lamentations ». Mais ces dernières « cessent à la fin de la cérémonie aussi rapidement qu’elles avaient commencé ». Ces brusques changements d’attitudes, que l’on aurait pu juger hypocrites, correspondent en fait à des rituels, « qui sont plus marqués en Iran qu’ailleurs ». On a pu parler à cet égard d’un « double je » (Christian Bromberger). « Un même individu peut au quotidien boire clandestinement de l’alcool, afficher des penchants libertins, fustiger la loi religieuse… et, pendant les périodes rituelles (ramadân mais surtout moharram, mois de commémoration de la passion et du martyre de Hoseyn), renouer sincèrement avec la foi et avec les valeurs traditionnelles », indique J.P. Dugard.
Ce monde (dont la présentation est ici évidemment simplifiée) se situe apparemment à l’exact opposé de la « vérité absolue » que j’évoquais en référence à Camus dans le précédent article. Pour le meilleur et pour le pire, il maintient un espace où peuvent jouer des interactions ou des identités complexes, sans doute beaucoup plus mouvantes que celles que nous connaissons en Occident. Mais je voudrais insister sur un dernier point qui constitue, je trouve, un singulier paradoxe : dans l’Antiquité, la Perse fut le berceau d’une religion, le zoroastrisme (du nom de Zarathoustra) ou mazdéisme, qui considérait la vérité comme sa valeur suprême…
Dans le mazdéisme, la vérité s’oppose au mensonge comme la lumière aux ténèbres
Le mazdéisme fut le premier monothéisme, autour de la figure d’Ahura Mazda. Les autres objets de vénération ne sont pas des dieux, mais des archanges. Asa, qui représente à la fois l’ordre et la vérité, est ainsi l’un des fils d’Ahura Mazda, dont il n’égale pas le niveau hiérarchique. Il s’oppose à Druj, qui incarne la tromperie et le mensonge. Ceux qui auront préféré Druj dans leur vie sur terre subiront dans l’au-delà des supplices terribles. Alors que les religions ultérieures tendent à ménager une place à part pour certains mensonges « licites » (5), le mazdéisme ne permet aucun compromis : l’ordre du monde est ainsi fait que la vérité s’oppose au mensonge comme la lumière aux ténèbres, ou le Bien au Mal.
Comment un peuple qui s’est à ce point voué à la vérité, il y a 3000 ans et plus, est-il devenu un peuple de « menteurs » (je dis cela sans jugement de valeur) ? Pour comprendre un tel virage à 180°, il faut d’abord imaginer à quel point l’Islam a dû faire table rase des croyances préexistantes (les zoroastriens ne sont plus que quelques milliers en Iran et autant en Afghanistan et dans quelques pays d’émigration comme le Canada et les USA). Et ensuite, que sur une durée historique aussi longue, les invasions, les ruptures technologiques, des sauts qualitatifs de divers ordres, ont transformé siècle après siècle la vie sociale, la culture et les mentalités et créé de nouvelles synthèses, à un point tel que nous aussi serions bien en peine de retrouver dans nos modes de vie et de pensée des traces de la Gaule archaïque !
(1) L’association Capciné est un ciné-club basé à Pénestin, qui programme un film tous les derniers lundis du mois. (06 60 60 40 53 – https://capcinepenestin.fr)
(2) Fayard, 2006
(3) revue Terrain, n° 57 | 2011, pp. 36-47 ( https://journals.openedition.org/terrain/14307 )
(4) Ed. Plon, coll. 10/18
(5) Il faudrait faire une exception pour Saint Augustin parmi les Pères de l’Église. J’aurai l’occasion d’y revenir.