Un petit bout est sur le point de naître. Dans quelques heures tout au plus. Il a un cerveau, ça oui, cela ne fait pas l’ombre d’un doute. Mais pas encore de mots à l’intérieur. Pas de mots, donc pas de questions. Pas d’images non plus.
Mais il ou elle (les parents ne voulaient pas savoir) a une prédisposition innée afin de parler une langue parmi les 7 000 de ce monde. Certaines catégories communes à toutes ces langues, des « universaux », sont déjà inscrites dans son cerveau. Par exemple l’interrogatif : « Pourquoi il pleut ? » « Est-ce que tu m’aimes ? »… Bien sûr, il faudra que le petit bout attende un an et demi ou deux ans avant de poser ses premières vraies questions en mots (et de ne plus s’arrêter), mais la catégorie « question » est déjà présente dans sa tête avant même qu’il naisse !
Soudain, roulement de tambours : la voilà ! C’est une fille. Passées les dernières manipulations de son petit corps, elle regarde autour d’elle, ses yeux parcourent un arc de cercle entre ses paupières mi-closes. Ce premier regard sur le monde, encore loin des mots, est déjà une question. Sa toute première. Peut-être quelque chose comme : « Qu’est-ce que je fous là ? » Une deuxième : « Et ce type, là, qui a l’air tout chamboulé, c’est qui ? Oh ! My God ! He is my father ! » Deux questions déjà essentielles.
Puis elle regarde sa mère, les yeux de sa mère. C’est la première fois qu’elle est face à elle. Avant, elle était à l’intérieur, je suppose qu’il n’y avait pas grand chose à regarder, qu’il faisait sombre. Et de toutes façons, elle ne pouvait pas « la » voir. Maintenant, oui, elle est en face. Elle lui rend son regard. Elle sent bien qu’elle est fatiguée et heureuse et aimante. Aimante surtout. Et émue, un peu perdue. Elle sent tout cela, avant son premier cri qui la fait vibrer de tous ses membres.
Entre sa naissance et ce cri primal, le petit bout est resté silencieusement attentif dans un mélange d’étonnement et de curiosité. D’inquiétude aussi. Tout ce monde autour de lui, ce bruit, ces lumières : c’est un sacré choc ! Elle se tait au milieu du tintamarre et vous interroge du regard.
Votre réflexe n’est pas d’engager un jeu de questions-réponses. Il est de la rassurer. Ca va aller. Ne t’inquiète pas. Tu es belle, mon coeur. Je suis là. Je serai toujours là. Votre réponse, vos mots, vos yeux sont une promesse. Un engagement pour l’avenir !
Faire une promesse, c’est cela : lui dire que tout ira bien. Elle ne manquera de rien, on ne lui fera jamais de mal. Vous serez là, toutes griffes dehors, les crocs prêts à arracher des lambeaux de chair au premier agresseur qui se pointerait. Toujours. Bien sûr ! Il ne t’arrivera jamais rien, du moins tant que je pourrai l’empêcher, tant que cela dépendra de moi. Il ne t’arrivera rien puisque je suis toute-puissante. Il faudra passer sur mon corps avant de toucher à un seul de tes cheveux.
Non, non, je vous jure, une promesse n’est pas un mensonge. La raison en est que c’est un acte. Dire « je promets », c’est effectuer l’acte de promettre par le simple fait de le dire. Les linguistes appellent cela un « performatif », un mot qui accomplit des choses. « Je m’engage », c’est un fait. « Je te protégerai », c’est une certitude. Puisque je suis toute-puissante ! Tu n’auras jamais peur puisque je serai là. Et je te le répéterai à chaque fois que tu auras peur. Oui, c’est contradictoire, mais le moment n’est pas encore venu de raisonner.
La condition pour que la promesse soit tenue est juste d’y croire. Si vous lui disiez maintenant que vous n’êtes pas totalement toute-puissante, que vous mourrez peut-être au combat en la défendant, que l’absence de peur n’est pas la même chose que l’absence de danger, vous ne laisseriez pas aux mots le temps d’agir. Pour que la promesse fonctionne, il faut juste qu’elle sache que votre engagement est total et que votre pouvoir est grand, beaucoup, plein, a lot, mucho, molto, ein Haufen… : ce sont des mots qui parlent aux petits êtres de paroles. Comme un gros gros gros câlin.
Il sera toujours temps, plus tard, de lui dire qu’elle est née dans l’étroite fenêtre de tir entre les 80 ans du Débarquement et des élections européennes suicidaires, tandis qu’une école de Gaza venait d’être bombardée et que les Russes rejouaient la crise des missiles de Cuba, sur une planète à bout de souffle.
Il faut d’abord qu’elle apprenne la confiance, qu’elle soit forte, qu’elle n’ait plus peur de rien. Qu’elle devienne une guerrière. Prête à affronter les dangers. Prête à se battre pour rendre le monde de nouveau habitable.
Rien n’est facile dans tout cela. Des fois, ça rate.
Il faut y croire, vous et elle. Ce ne sont que des mots, mais des mots qui scelleront un pacte entre vous face à la peur. Des mots qui ont le pouvoir de changer les choses, le pouvoir de faire advenir. Ceux de la sorcellerie, de la poésie, de la politique. Ce n’est pas vous qui êtes tout-puissants. Ce sont les mots qui réalisent des miracles.
Des mots qui viennent de loin, de très loin, ils ont circulé de bouche en bouche pendant des siècles, renforçant leur pouvoir à chaque prouesse qu’ils accomplissaient : « Lève-toi et marche ! », disait l’un, « Marche dans les roseaux », un autre, « Le petit Hô a vaincu les bombes au napalm ! », un autre encore. Les mots sont magiques. Ce sont eux qui nous protègent. Les mots, et aussi les images qui font rêver, les musiques qui font danser. N’aie pas peur, petit bout.
En lisant cette série de textes sur le mensonge, je ne peux m’empêcher de penser au magnifique texte de Cocteau “Le menteur”, je ne l’ai plus d’ailleurs, il pourrait trouver sa place ici, (sans vouloir froisser l’auteur de ce blog, car ses articles sont très bons, merci !)
Merci. Je vais le lire. https://www.de-plume-en-plume.fr/histoire/le-menteur-1