Chroniques locales du temps jadis : 10 août 1915 – Torpillés ! ou presque…

En cette veille du 11 novembre, un nouvel article de Jean-Yves R. sur la biographie de deux marins pénestinois acteurs de la Grande Guerre.

Comme un certain nombre de leurs compatriotes et comme son père pour le premier, François Berçon et Émile Gouret, tous deux nés à Pénestin, avaient choisis de faire carrière dans la marine à voile, leurs inscriptions les faisant appartenir au quartier maritime du Croisic.

Âgé le premier de 50 ans et le second de 23 ans, c’est ainsi qu’au printemps 1913 ils s’étaient retrouvés tous deux embarqués à bord du « François », un trois-mâts barque de 2212 tonneaux rattaché au port de Nantes.

Construit aux chantier de la Loire à Saint-Nazaire pour le compte de l’armateur Ehrenberg de Paris et lancé le 25 août 1900, le navire de type « Eugénie-Fautrel » (lancé en septembre 1899 pour le compte du même armateur) avait connu un premier commandant en la personne du capitaine au long-cours Arnaudtizon. En 1902 il s’était signalé par l’une des plus longues traversées jamais réalisées en ralliant San Francisco à Falmouth en 210 jours (7 mois !) en raison de 100 jours de calme plat. Racheté en 1910 par la Société des Armateurs Nantais, y étant immatriculé au port sous le n°716, le « François » avait également été armé au long cours par la dite Société le 20 mai 1913.

« L’Eugénie-Fautrel, sister-ship du « François » »

François Berçon et Émile Gouret faisaient ainsi partie des 20 membres d’équipage du voilier (17 français & 4 anglais) placés sous les ordres du jeune Capitaine Jean-Marie Morvan, né le 15 septembre 1884 à Plouëzec et inscrit au quartier maritime de Paimpol, secondé par Charles Le Rol, originaire de Malestroit et inscrit à Lorient. Partis en temps de paix, la guerre déclarée par l’Allemagne en début août 1914 allait les rattraper sur leur chemin de retour le 10 août 1915 à l’entrée de la Manche, au large du cap Clear au sud de l’Irlande, à une centaine de milles environ de leur port de destination.

A l’été 1915 le navire revenait en effet d’un périple de 27 mois qui l’avait mené autour du monde. Ayant appareillé le 31 mai 1913 de Liverpool après embarquement de son équipage le 20, le « François » avait d’abord fait route sur Melbourne (arrivée en novembre 1913) via le cap de Bonne Espérance, puis avait rejoint Valparaiso au Chili (février 1914) avant retour en Australie, à Newcastle, en juillet. De retour au Chili et ayant un temps fait relâche à Antofagasta d’octobre à décembre 1914 – sans doute en raison du début de la guerre -il était ensuite monté à Portland en Oregon (accostage en mars 1915) pour y charger une cargaison de grains destinée aux pays alliés, cargaison qu’il devait débarquer à Queenstown en Irlande dans le Comté de Cork à l’issue d’une navigation l’ayant fait passer par le mythique Cap Horn.

« Un équipage semblable à celui du « François », celui du trois-mâts barque nantais « Mezly » construit en 1901, coulé en mai 1917 par un sous-marin »

En tout début d’après-midi de ce 10 août 1915, à 60 miles environ dans le Sud/Sud-Ouest du Fasnet, le « François » naviguait par 50°46N et 13°14O toutes voiles hautes par une brise soutenue de S-SW, cap à l’E-NE, quand de la dunette le capitaine, son officier de quart et le timonier ainsi qu’un homme de vigie virent apparaître sur le trois quarts bâbord avant un sous-marin se dirigeant à toute vitesse sur le navire. La route du trois-mâts croisait à cet instant celle de l’U35 allemand de la flotte de la mer du Nord basé à Heligoland, commandé depuis le 3 novembre 1914 par le KorvettenKapitän Waldemar Kophamel et doté des dernières innovations techniques en matière de propulsion (des moteurs diesel au lieu de moteurs à huile lourde pour naviguer en surface).

Sommé de se mettre en panne sous la menace de la canonnière de l’U-Boot qui, ayant fait surface, avait envoyé son pavillon allemand, tiré deux coups à blanc et hissé le signal AB du code international pour « abandon immédiat du navire », le capitaine Morvan n’avait pas d’autre choix pour assurer la vie sauve à son équipage que de se soumettre. Puis ayant réuni ses marins sur le pont, il le faisait embarquer dans deux baleinières, mais perdant dans la manœuvre les papiers du bord enfermés dans une boite en métal qui coulait à pic.

Les marins du « François » s’attendant à voir torpiller leur bateau, le KK Kophamel allait en réalité user, comme à chaque fois qu’il en avait la possibilité et par soucis d’économie des 6 seules torpilles dont il disposait, de sa canonnière de 105 mm placée sur son pont.

Peu après 14h20, une fois les deux baleinières éloignées du bord, le trois-mât recevait 12 tirs de celle-ci, le faisant d’abord gîter sur tribord puis s’enfoncer inexorablement par l’avant, le pavillon français en restant le dernier élément visible par son équipage, étant envoyé par le fond avec sa cargaison à la position 50°40 N/10°51 W (position mentionnée sur le cahier de bord du sous-marin).

Quel fut ensuite l’itinéraire de nos deux Pénestinois et de leurs camarades d’infortune ? A bord de leurs deux baleinières, les marins allaient naviguer de concert aux avirons en direction de l’Irlande jusque vers minuit avant de se perdre de vue dans la nuit et sous les grains, mais ayant finalement tous la vie sauve. La première embarcation menée par le capitaine Morvan avec 9 hommes entrait dans l’anse de Baltimore le 11 août à 9h30 du matin, les autorités locales conduisant les rescapés à Cork puis à Dublin ; la seconde du capitaine Le Rol avec 10 hommes accostait à Crookhaven le même jour vers midi après avoir été prise en remorque vers 7h00 du matin par le chalutier anglais « Blue Bell » armé en guerre qui, à la demande de Le Rol, s’était inquiété de savoir si l’autre baleinière était aussi arrivée saine et sauve.

« Carte du sud-ouest de l’Irlande avec la dernière position du « François », les trajets
approximatifs des deux baleinières et leurs points d’arrivées »

Suite au rapport du Capitaine Morvan rédigé le 13 août à Dublin, celui de la commission d’enquête du quartier de Dieppe allait l’exonérer de toute responsabilité ainsi que son équipage dans la perte du navire en raison de la force majeure des événements, le « François » n’étant ni armé ni doté d’une capacité de vitesse supérieure à celle du sous-marin lui permettant d’échapper à son arraisonnement et à son issue fatale ; tous les faits relatés par le jeune Capitaine avaient été confirmés par la signature des 16 marins d’équipage français – les quatre anglais du bord étantretournés dans leur pays -dont celles de François Berçon et d’Émile Gouret, tous d’eux s’identifiant comme étant du quartier du Croisic.

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Quelques recherches sur ces deux marins Pénestinois rescapés ont permis d’en savoir un peu plus sur eux.

Né le 7 mars 1890 au bourg de Penestin, fils d’Émile Marie Gouret (journalier décédé le 23 juin1906 à 49 ans) et de Marie-Renée Duneil (ménagère), Émile (Marie Joseph) Gouret était inscrit maritime au quartier du Croisic depuis le 7 mars 1908 sous le n°3636. Ayant rejoint, pour son service militaire, le 3ème Dépôt des équipages de la flotte à Lorient le 13 février 1911 comme matelot de 3ème classe, il avait ensuite embarqué sur le croiseur protégé « Lavoisier » du 15 mars 1911 au 13 février 1912. C’est peu après la fin de son service qu’il s’était marié à Nantes le 31 mai 1912 à Marie-Madeleine Aimée Le Coz.

Non mobilisé en 1914 du fait de son absence lointaine, il réapparaît au 3ème Dépôt maritime à la date du 27 août 1915 -soit deux semaines après la perte du « François » -avant son transfert au 5ème Dépôt à Toulon à partir du 24 février 1916 puis son embarquement sur le cuirassé « Justice » le 4 avril 1916, passant sur le croiseur-auxiliaire « Gascogne » le 20 mai 1916 avant d’être affecté sur des bâtiments de servitude à Salonique du 1er août 1916 au 21 janvier 1917.

Bien que sa fiche matricule arrête sa période combattante à cette date, il n’en fut rien et c’est par le Journal Officiel du 13 avril 1919 (p.3898) que l’on découvre qu’un certain Émile Gouret, Mle 3636 (les inscrits maritimes engagés dans la guerre conservant leur matricule de marin), se voyait attribuer la Médaille militaire comme Tirailleur au 20ème Bataillon de tirailleurs sénégalais avec la citation suivante : « Bon et brave soldat. Blessé grièvement, le 15 septembre 1918, à son poste de combat. Amputé du bras droit », cette date correspondant effectivement pour ce Bataillon sur le front de Macédoine à un violent assaut lui occasionnant 19 morts et 23 blessés. Débarqué après janvier 1917, Émile Gouret avait ainsi rejoint les troupes terrestres.

Confirmant le fait, sa fiche matricule précise qu’il fit l’objet d’une proposition de pension de 3ème classe par la Commission de réforme de Vannes le 21 mai 1919 pour « Amputation sus-condylienne de l’humérus droit ». Décédé à 41 ans le 22 août 1931 à son domicile au n°54 rue Paul-Bert à Nantes, il exerçait à cette date la profession de Pointeur (Manutentionnaire portuaire), ses antécédents maritimes l’ayant sans doute fait obtenir après 1918 un emploi réservé au port de Nantes comme mutilé de guerre.

« Mousses sur le trois mâts « Marthe » le 6 août 1901 – Doc. Michel Jacques Maurin, petit-fils de
cap-hornier»

S’agissant de François (Marie Alexis) Berçon, âgé de 52 ans en 1915, malgré le peu d’éléments retrouvés mais au regard des événements de la Grande Guerre, on peut penser que le « François » fut sans doute son dernier embarquement au long-cours après plus de 40 années de navigation.

Né le 5 mars 1863 au Haut-Pénestin, fils du marin Louis François Désiré Berçon (absent à sa naissance car « en voyage ») et de Marie-Joseph Leray (ménagère), sa première inscription au quartier maritime du Croisic remontait au 7 juillet 1874 comme mousse, à 11 ans, sans doute à la pêche ! Quelques documents du dit-quartier nous permettent de préciser quels furent ensuite ses premiers embarquements au cabotage : sur la Goélette « Rose » (port d’armement Lorient puis Brest puis Dunkerque) comme mousse (18 juin 1878) puis comme novice (du 19 août 1880 au 18 juin 1881), sur le Brick « Samuel » (Saint Malo – comme matelot du 22 octobre 1881 au 5 août 1882) avant d’embarquer sur la Goélette « Félix-Marie » (Marennes) le 4 septembre 1882.

Matelot inscrit sous le n°176 et rattaché après guerre au quartier de Vannes relevant de la Direction maritime de Nantes, il figurera au nombre des marins honorés de la Médaille d’honneur de la Marine (instituée par la loi du 14 décembre 1901) sur décision du 4 juillet 1923 du Sous-secrétaire d’État chargé des ports, de la marine marchande et des pêches (J.O. du 13 juillet 1923, p.6706).

« L’U52 croisant la route de l’U35 en Méditerranée en 1916 »

Quant à l’U35, le sabordeur du « François », il allait rejoindre en novembre 1915 la flotte allemande de Méditerranée où, sous les ordres d’un nouveau commandant, Lothar Eugen von Arnauld de la Périère (d’origine berrichonne par son arrière grand-père), il allait s’illustrer au cours de 14 missions comme un redoutable prédateur, envoyant par le fond 191 navires pour un total de 446.708 tonneaux. Reconnu pour être le commandant de sous-marin ayant atteint, de tous les temps, le plus de cibles (196), préférant l’attaque à la canonnière plutôt qu’à la torpille en faisant souvent descendre les équipages de ses proies dans leurs canots de sauvetage, Lothar von de la Perière sera surtout connu dans l’histoire de la Grande Guerre non par cette mansuétude, mais comme l’auteur du torpillage le 4 octobre 1916 du paquebot « Gallia » transformé en transport de troupes et faisant 1740 victimes…..

Sources principales : Presse morbihannaise – Actes d’état civil et fiches matricules (site en ligne des AD56) – Registres des immatriculés maritimes (AD44) – Site « Pages 14-18 – Chapitre Marine » – Site « Mémoire des hommes » (Jmo des régiments) – Journal Officiel de la République Française (site Gallica BnF)

Illustrations : Photothèque de l’auteur & sites cités.

© Jean-Yves R. – Brancelin – dernière mise à jour : jeudi 17 octobre 2019

6 commentaires sur “Chroniques locales du temps jadis : 10 août 1915 – Torpillés ! ou presque…”

  1. Ping : Pénestin et son histoire - penestin-infos

  2. Je rejoins les félicitations des autres commentaires. Il est très important de connaître la “petite histoire” car elle rappelle que l’histoire parle aussi des hommes et des femmes qui ont vécu et subi les conséquences de la “grande histoire”. Aujourd’hui, c’est toujours d’actualité.

    1. Merci Pierre Blaize.
      Et vous serez sans doute étonné aussi par mes “petites histoires” suivantes, Gérard Cornu en ayant déjà quelques autres en réserve et qu’il mettra en ligne quand bon lui semblera. Sans compter celles en cours de recherches ou de rédaction allant du 18e au 20e siècle.

  3. Merci GGO et Daulon pour vos compliments qui m’incitent à continuer, car ce que l’on pourrait appeler la “petite histoire” de Pénestin est une “mine d’or” pour qui sait où chercher. Sans oublier Gérard Cornu qui a bien voulu m’accepter “chez lui”.

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