Parlez avec les journalistes comme vous le faites avec votre garagiste !

Alors, vos cadeaux ont eu du succès ? Ils ont fait plaisir aux enfants, à votre femme, à votre mari ? Pas facile, hein ? Cette année autant que les autres. Le covid, le couvre-feu, certes. Mais le stress des achats de dernière minute était quand même là et bien là. L’idée, c’était de faire en quelque sorte contre mauvaise fortune bon cœur et que Noël ressemble à Noël.

Mais les cadeaux, j’insiste. Vous les avez choisis en fonction des goûts, des envies, du tempérament de la personne ? Ou bien vous avez tablé sur l’effet de surprise, trouvé quelque chose à quoi elle ne se serait jamais attendue ? Vous avez opté pour les valeurs sûres ou pour l’inattendu ? Pour le prévisible ou pour l’imprévu ? Avez-vous offert à un passionné d’équitation son nième bouquin de superbes photos de chevaux ou bien une soundbar pour son portable, dont il ne connaissait même pas l’existence jusque là ?

Au sempiternel « Ça va ? », vous choisissez de répondre en chanson…

Il y a chez le philosophe Henri Bergson quelque chose qui va un peu dans le même sens. Il oppose l’habitude à l’invention. L’habitude est une forme de mémoire chevillée au corps : vos pieds vous ramènent là où vous les avez faits aller régulièrement ; les doigts d’un pianiste n’ont pas besoin d’une commande du cerveau pour se déplacer sur les touches selon des modèles mille fois répétés. Pour décrire l’habitude, les mots s’imposent d’eux-mêmes : régularité, répétition. L’invention, au contraire de cela, est unique : vous sortez de votre chemin et prenez la clé des champs. Au sempiternel « Ça va ? » de votre voisin, vous ne répondez pas comme chaque matin « Et toi ? », mais choisissez, par exemple, de lui répondre en chanson : « My way » de Sinatra ou « Comme d’habitude » de Claude François, agrémentés d’onomatopées diverses destinées à les mettre au goût du jour.

Henri Bergson

Nous sommes « habitués » – décidément ! – à valoriser l’invention, la créativité, face au conservatisme des mêmes gestes indéfiniment répétés. Certains y voient un effet génération 68 qui se prolonge encore un demi-siècle plus tard. Bergson vivait, lui, à une époque où le mot « créativité » que je viens d’employer n’existait même pas. Toute sa vie d’adulte s’est déroulée sous la IIIe République, avec ses usages et ses principes, pensez à vos grands-parents ou arrières pour vous remettre au diapason… Bergson a pour ambition de proposer une alternative aux règles qui enserrent l’individu dans leurs filets, mais point trop n’en faut ! Si l’invention est du domaine de l’âme et constitue une expression de notre liberté, Bergson nous met en garde contre l’illusion que nous pourrions vivre sous un régime d’absolue liberté. Il nous faudrait, explique-t-il, tout réinventer en permanence, redécouvrir chaque jour et dans chaque situation les mots et les gestes appropriés, hésiter, réfléchir, nous interroger… Ce serait tout simplement épuisant ! L’habitude est là, justement, pour nous proposer des schémas préétablis qui nous font économiser le temps et l’effort de cette réflexion.

Habitude et invention : voici donc un couple bien assorti, qui brille par son sens de la modération et de l’équilibre. L’habitude a pris trop de place ? Lâchez donc un peu la bride à l’invention pour renouveler vos « fondamentaux » ! L’invention a fini par devenir à la longue une contrainte – vous savez, le « sois spontané ! » qui occupe une place de choix dans le panthéon soixante-huitard – ? Restaurez – c’est le cas de le dire ! – la part nécessaire de prévisibilité dans les décisions de votre vie quotidienne. Et pour Noël, pourquoi ne pas alterner ? Les années paires : des chevaux ! Les années impaires : des gadgets !

Ce qui rend les sujets intéressants, c’est l’angle choisi pour les aborder

Je dois être tortueux, car si je vous dis tout cela, c’est en fait parce que j’avais l’intention de parler de journalisme… Je me suis souvent interrogé sur le choix des sujets à aborder dans un blog comme celui-ci. On dit qu’il faut écrire pour ses lecteurs. Cela signifie-t-il leur parler des sujets qui font partie de leur quotidien et qui constituent pour eux d’une certaine façon… des dadas ? Des dadas qui s’emboîteraient le sabot les uns aux autres dans un manège sans surprises. Je ne dis pas, bien au contraire, que ces sujets manqueraient d’intérêt. En journalisme, il faut toujours distinguer entre le « sujet », justement – c’est ainsi que l’on désigne en français l’info que l’on traite ; les Américains, dont on dit souvent qu’ils sont de grands enfants, parlent de leur côté de « story », d’une histoire… – et l’« angle » : le type d’éclairage que l’on aura choisi pour aborder son sujet. Cet angle fera ressortir, selon les cas, une dimension humaine, un intérêt économique, une portée environnementale, un caractère innovant, et bien d’autres choses encore, parfois très inattendues. Les sujets sont ce qu’ils sont : ce qui les rend intéressant, c’est l’angle choisi pour les raconter, les décrire ou les expliquer.

Pour ma part, j’ai souvent privilégié dans les premiers temps de ce blog une approche qui se voulait modestement « inventive ». La lecture en vacances, par exemple… Aller demander aux gens sur la plage ce qu’ils sont en train de lire, voilà une approche dont j’ai trouvé les résultats tout à fait passionnants ( http://www.penestin-infos.fr/la-lecture-en-vacances/  ). Ou bien, pour arriver à saisir ce qu’est la vie sur les terrains de camping, aller partager l’apéritif avec des vacanciers pour découvrir leurs sujets de conversation ( http://www.penestin-infos.fr/de-quoi-parle-t-on-a-lapero/ ). « De quoi étiez-vous en train de parler avant que j’arrive ? » Première réponse de la part d’une famille tout ce qu’il y a de plus ordinaire : « On parlait de cul. » Ça, je peux vous dire que je ne m’y attendais pas ! La réalité dépasse souvent la fiction et c’est une bonne raison de vouloir pratiquer le reportage.

Une dame (heureusement assez minoritaire) m’a demandé à propos de cet article à quoi cela servait d’interroger les campeurs sur leurs sujets de conversation. Il valait mieux les interviewer, disait-elle, sur leur perception de Pénestin, ce qu’ils recherchent, ce qu’ils attendent de leurs vacances. Voilà qui nous ramène vers « l’habitude », et pourquoi pas, après tout ? Mais je sais par expérience qu’une telle façon d’aborder le sujet n’aurait pas donné grand chose… Il fallait un angle (l’idée de départ m’était venue du texte d’un grand ethnologue, Pierre Clastres, intitulé « De quoi rient les Indiens ? »), et il fallait garder une certaine légèreté : un reportage ne cherche pas à être représentatif, ses questions sont tout le contraire d’un sondage, elles se rapprochent d’ailleurs de celles que poserait un ethnologue…

La suspicion… Voilà un sujet compliqué

Cela pose en tous cas le problème du dialogue qu’il est indispensable d’instaurer entre journalistes et lecteurs. Avant, pendant et après ! Les cadeaux de Noël sont des surprises que l’on cache jusqu’au moment de les offrir, mais les articles ont tout à gagner à s’appliquer le principe de transparence qu’ils espèrent trouver chez les personnes et les institutions dont ils traitent. Il y a beaucoup à dire à ce propos. On peut certes tout se dire, mais cela suffit-il à lever les malentendus. Je repense par exemple à une soirée d’élections où les photos que je prenais semblaient gêner beaucoup certaines personnes. Ils me suspectaient probablement d’être de parti pris et craignaient que leur image serve à illustrer une opinion contraire à la leur.

La suspicion… Voilà un sujet compliqué. Ceux que l’on soupçonne, les journalistes, sont prompts à se défendre : vous ne comprenez pas, nous faisons un métier difficile, nous faisons de la pédagogie sur deux feuillets (2 x 25 lignes de 60 signes chacune) ; nous devons répéter chaque jour les mêmes choses en considérant que la mémoire des lecteurs est une page vierge ; répéter, oui, mais innover ; informer tout en distrayant ; synthétiser, mais être concrets, etc. Quant à ceux qui les soupçonnent, les lecteurs, ils craignent la manipulation, se méfient  de tout, des chiffres, des images, des mots savants, et sont prêts parfois à se jeter dans les bras de ceux, dans les réseaux sociaux, qui prétendent se passer d’intermédiaires, qui suppriment la fonction de journaliste, et relaient d’autant plus volontiers les bruits, rumeurs et racontars divers que leur distillent de vrais manipulateurs, pour le coup.

Je ne vais pas vous dire que la manipulation n’existe pas : il y en a, mais moins qu’à l’époque de la première Guerre mondiale, qui correspondait pourtant à l’âge d’or de la presse, et où les va-t-en-guerre ont réussi à convaincre des peuples européens déjà éduqués et « civilisés » que leurs voisins méritaient qu’on aille les massacrer ; moins que dans les années 1930 où des industriels contrôlaient les grands journaux sans qu’aucune règle ne vienne limiter leur pouvoir ; moins que pendant les guerres coloniales, mis à part de rares hebdos comme L’Express, où professionnalisme rimait avec esprit critique ; et plus que pendant la guerre du Vietnam, où une génération de journalistes courageux a montré une voie qui n’était pas celle de l’objectivité, ni de l’impartialité (donner la parole aux massacreurs ?), mais celle du témoignage, de l’implication au plus près du terrain, avec ses dangers et ses horreurs.

Un journaliste passe beaucoup de temps à analyser les manipulations dans lesquelles ses informateurs essaient de l’attirer, depuis les « éléments de langage » répétés par un ministre ou le langage inutilement technique de certains spécialistes, destiné à le piéger, jusqu’au quidam, non moins redoutable, qui surveille avec minutie tout ce qui pourrait nuire à son « image ». La plupart des manipulations qui atteignent le public sont celles que les journalistes n’ont pas su filtrer, par paresse ou par incompétence le plus souvent, et ces deux défauts sont malheureusement courants dans la profession.

Le journalisme est un artisanat

Une fois ceci mis sur la table, je vais ajouter que ce qui rend compliqué le dialogue entre journalistes et lecteurs, c’est… le manque d’écoute ? Oui, vous avez raison. Mais je voulais dire aussi que le journalisme est un métier, un artisanat même, pour être précis. Un journaliste utilise des techniques, des tours de main, des trucs acquis avec l’expérience. Autant qu’un cordonnier, un garagiste ou un cuisinier ! Tous, ils connaissent et ils aiment la matière qu’ils travaillent, son élasticité et ses résistances. Tous, ils ont leurs outils et leur vocabulaire. Évidemment, il y a tous ces jeunes qui s’engagent dans les chaines d’info comme dans des usines qui vous standardisent et vous décervellent les meilleurs « sujets ». Ça ou le marketing, l’agroalimentaire, la chimie, l’industrie pharmaceutique… Des mirages ! Non, je vous parle d’artisanat, d’un savoir-faire « chevillé au corps », comme l’habitude dont il était question au début de cet article. Un art du « sur mesure » qui s’applique à la relation, à l’empathie éprouvée pour les personnes que l’on interviewe, à la recherche, à la documentation, à la synthèse, à l’écriture, domaine par excellence où s’exercent les savoir-faire les plus intimes.

Voilà, j’arrive au bout de mon raisonnement que je n’ai pas su raccourcir comme on me le demande souvent. Je m’en excuse. Parlez à un journaliste comme vous parlez à un garagiste ! S’il a mal réglé vos amortisseurs, vous le lui dites franchement, même s’il peut arriver, rarement heureusement, qu’il essaie de vous embobiner : disons que c’est humain… Mais votre point de vue de client n’est pas celui du professionnel. Vous pouvez être mécontent, mais vous ne vous placerez pas sur son terrain pour lui donner une leçon de mécanique. Même si vous râlez, vous resterez dans votre rôle, qui est essentiel d’ailleurs : sans automobilistes, pas de garagistes, c’est votre satisfaction qui donne sens à son activité. C’est la même chose pour les journalistes. Cela ne sert à rien de discuter d’angles, de formats ou même d’empathie sur « le zinc ». Ce ne sont pas des « opinions ». Pas non plus des règles indiscutables, d’ailleurs : elles sont le produit d’une histoire, et pour en parler, il faut connaître et tenir compte de cette histoire. Le drame du « Café du commerce », c’est de faire croire à chacun qu’il peut – qu’il doit ! – avoir une opinion sur tout. Exprimez-vous comme usagers, ne dites pas « Moi, à votre place… » Respectez le travail des artisans, sans pour autant vous laisser intimider par eux !

Parmi ces artisans, il y a quelques artistes de haut vol, qui devraient vous réconcilier avec une profession parfois décriée. Chaque année, les prix Albert Londres récompensent les meilleurs professionnels français dans les catégories presse écrite, audiovisuel et livre. L’occasion aussi de se rendre compte de la diversité des approches que recèle le journalisme.

Des mots qui redonnent à ces hommes un peu de la dignité qui leur a été déniée

En presse écrite, c’est Allan Kaval, 31 ans, journaliste au Monde, qui est primé pour ses reportages en Syrie. Le jury a retenu son reportage « Dans le nord-est de la Syrie, la mort lente des prisonniers djihadistes » (reproduit à la fin de cet article), paru le 31 octobre 2019, à propos des combattants de toutes nationalités partis s’engager en Irak et en Syrie, puis vaincus, et désormais (à l’époque) prisonniers des Kurdes. Un sujet courageux qui prend l’opinion à rebrousse-poil, tant il est vrai que les opinions occidentales – et elles ont raison ! -, reconnaissent plus volontiers aux Kurdes le statut de victimes lâchées par les Américains, prises en étau entre les troupes turques et celles du régime syrien. Tant il est vrai également qu’elles n’auraient pas fait grand cas de ces anciens combattants de Daech à présent prisonniers.

Allan Kaval

Allan Kaval retient le symbole des combinaisons orange dont sont affublés ces hommes malades ou blessés qui attendent la mort. C’est la combinaison que portaient les prisonniers des Américains à Guantanamo. Puis celle des otages décapités ou brûlés vifs par les combattants de l’État islamique. À présent, ces anciens tortionnaires subissent à leur tour l’humiliation. Kaval écrit : « La mort a une odeur. Le désespoir aussi ; son effluve se mêle à celle de la maladie, de la dysenterie, de la chair humaine que la vie, peu à peu, abandonne. »

Je repense aux mots d’un grand reporter américain, Edward R. Murrow, présent en avril 1945 lors de la libération du camp de Buchenwald : « Tandis que je m’avançais jusqu’au bout du baraquement, il y eut des applaudissements de la part d’hommes trop faibles pour se lever de leurs lits. Cela ressemblait aux battements de mains de bébés. Ils étaient tellement faibles ! » Les mots témoignent, ils n’atténuent pas les souffrances, mais ils redonnent à des hommes qui ont connu l’enfer un peu de la dignité qui leur a été déniée.

les notes d’Ed Murrow prises à Buchenwald

« Je suis fou de joie ! »

Cet été, je guettais dans Le Monde les articles d’Allan Kaval sur la Syrie. Puis à l’automne, j’apprends qu’il a été grièvement blessé au cours d’un bombardement azéri dans le Haut-Karabakh. Toujours hospitalisé, il réagit à son prix : « Je suis fou de joie ! »

Le prix Albert Londres catégorie audiovisuel a été décerné à Sylvain Louvet et Ludovic Gaillard pour le documentaire « Tous surveillés – sept milliards de suspects », diffusé sur ARTE, une enquête menée dans divers pays sur la surveillance de masse (https://www.youtube.com/watch?v=9D3czKCXcQo ).

Enfin, le prix Albert Londres du livre a été remis à Cédric Gras, 38 ans, écrivain et voyageur, spécialiste notamment de la Russie, pour « Les alpinistes de Staline ». L’auteur est retourné sur les traces des frères Abalakov, d’abord héros du communisme, puis victimes des purges staliniennes. De Cédric Gras, on lira aussi avec plaisir « Saisons du voyage », paru en 2018. Pour sa plume, et parce qu’il raconte ce que signifie le voyage du point de vue de ces trentenaires qui nous paraissent parfois plus étranges eux-mêmes que les Papous ou les Inuits dont ils nous entretiennent…

« Ceux de mon âge ont connu les premières errances à l’aube du XXIe siècle. Nous n’avions aucune chance. Nous sommes toujours arrivés après les réjouissances, dans les débris de bouteilles et les gueules de bois, sur les décombres des fêtes. Nos pères ont brûlé la chandelle pour tous les bouts de la Terre. Ils ont fait flamber la planète. Partout où nous passons – aux confins de la Papouasie, sur les neiges du Ruwenzori – la bringue est finie. Le voyage est défloré de son essence insouciante. Désormais : désillusion, conscience, urgence. » 

Dans-le-nord-est-de-la-Syrie-Allan-Kaval

5 commentaires sur “Parlez avec les journalistes comme vous le faites avec votre garagiste !”

  1. Merci Gérard, et bonne année à toi, ton blog, tes lecteurs…
    A propos de « connaissances » versus « opinions » il faut écouter l’émission de France Inter ce matin 8h20, Bruno David invité (Naturaliste et président du Muséum national d’Histoire naturelle) et de son livre « À l’aube de la 6e extinction »
    https://www.franceinter.fr/emissions/l-invite-du-week-end/l-invite-du-week-end-10-janvier-2021
    Espérons que nos élus écouteront, et désolé d’en revenir aux moules si tôt…
    Mais la sauvegarde de la biodiversité n’attend pas! Et les moules en sont une importante composante…

  2. Cédric Gras est également un compagnon de voyage d’un autre grand écrivain voyageur (mais non journaliste celui-là) : Sylvain Tesson.
    Ils ont parcouru ensemble bien des fois la Russie et Sylvain Tesson l’a « engagé volontaire » ( 😉 ) dans son périple en l’honneur du 200eme anniversaire de la Retraite de Russie retracé dans son livre ‘Bérézina’ . Ils ont ensemble refait l’itinéraire Moscou – Les Invalides en suivant le tracé napoléonien en side-car ! Ce qui n’enlève rien au prestige d’avoir reçu le Prix Albert Londres . Tout au contraire !

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